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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 156 – septembre 2025  

  ISSN 2264-0363
 

Federica Nadalutti











Théorême de Pythagore




Vue d’atelier




Conventi, 2009




Venco, 2009




Devant, 2010




Hommage à K. M., 2011




Ouvertures, 2014




Piccola composizione, 2014




Nido, 2019




La lunga viola, 2019




Mini Leporello, 2019




Extrême, 2020




Bianco, Giallo, 2021




Dialoghi, 2021




Giallo, 2021




Rosso, 2021




Verde, 2021




Conversation, 2021




Chemins, 2023




Passage 1 et Passage 2, 2023




Installation – Cathédrales et constructions, 2023

Le carré est un triangle qui a réussi, ou une circonférence qui a mal tourné.
Pierre Dac[1]

Federica Nadalutti est née, en 1964, à Palmanova – Palme en frioulan –, dans la région italienne autonome du Frioul-Vénétie Julienne. Elle s’est installée à Paris au milieu des années 1980 mais a conservé dans sa prononciation de la langue française, dont elle maîtrise parfaitement toutes les nuances, le typique accent frioulan de son enfance[2]. Elle a dû être très tôt marquée par une construction remarquable de sa cité natale, une forteresse de défense vénitienne des XVIe et XVIIe siècles, en forme d’étoile à neuf branches… et autant de côtés.


Plan de la forteresse de Palmanova

Il est difficile d’imaginer que notre plasticienne n’a pas été influencée, voire prédisposée, par cette structure insolite[3]. Cependant, renonçant à l’ennéagone caractéristique de ce monument, Federica Nadalutti a fait du carré – ce triangle promu ou ce cercle dégénéré, si l’on en croit Pierre Dac – le fil conducteur de son travail. Elle s’inscrit ainsi dans la lignée de certains minimalistes étasuniens, tels Sol LeWitt, Carl Andre ou Dan Flavin.

     Chez les plasticiens, bien avant Kandinsky et son Du spirituel dans l’art[4] qui en fait l’équivalent de l’intellect, du monde matériel, du côté rationnel de l’existence, de la stabilité, mais aussi de la tension entre rigidité et liberté, la forme géométrique du carré a été associée aux notions de symétrie, d’ordre et de raison, une façon de s’opposer au chaos ou de le structurer. C’est aussi, chez certains artistes, un cadre à la fois physique et conceptuel pour exprimer la notion de limite, de confinement ou d’enfermement et du besoin de s’en affranchir. Ce peut être aussi, dans une vision politique ou sociale, un espace qui appelle au rassemblement ou à la contestation, à une volonté de dépasser les frontières imposées par un monde trop normatif ou contraignant…

     Il y a un peu de tout cela chez notre artiste. Elle commence son travail par une décomposition, le plus souvent ternaire, selon les côtés ou les diagonales de la cellule-mère que constitue le carré originel, en modules géométriques inscrits dans ses limites.

Invisibles ou matérialisées, allongées, repliées, dépliées, arrêtées, contractées, poursuivies… les lignes ainsi définies se déploient ensuite dans l’espace, repoussant et ouvrant le cadre confiné du quadrilatère générateur. Je vois dans ces exercices de prolongement spatial du carré comme un écho à ces images des manuels élémentaires de mathématiques qui illustrent graphiquement le théorème de Pythagore. On peut aussi penser à la spatialisation du schéma du mouvement de pièces sur un échiquier. Nous sommes ici aux antipodes de la démarche introspective de Josef Albers dans ses séries intitulées Homage to the Square avec leurs carrés mis en abîme.

     Après cette première phase d’expansion, qui fait penser à la construction des origamis japonais, vient un processus réductif drastique donnant naissance à une forme encore plus simple à laquelle rien ne pourrait être ajouté ou soustrait sans remettre en cause son fragile et nécessaire équilibre. De cette démarche, l’artiste déclare : « Je souhaite amener mon travail vers l’essentiel, le simple, le réductif[5]. » Il en résulte des œuvres, souvent de dimensions modestes, des volumes autonomes, autoporteurs ou adossés à un mur, parfois rassemblés dans des ensembles qui évoquent, pour moi, un cabinet de curiosités mathématiques, géométriques ou cristallographiques. La légèreté des matériaux utilisés, fréquemment du carton – support réputé pauvre – détourné de son usage d’origine, confère à ces pièces un caractère aérien, suggestif de lignes de fuite que le spectateur est invité à suivre du regard pour imaginer un rayonnement spatial qui, malgré la petite taille d’un noyau initial, finit par contaminer, par restructurer la totalité de son environnement. La seule touche de sensualité est apportée par des aplats de couleurs uniformes, presque toujours vives et en petit nombre, avec, cependant, une prédilection pour l’orange. Dans certaines pièces, les ondulations, mises à nu, des entrailles d’un carton d’emballage animent les surfaces, sans pour autant remettre en cause la radicale rigueur constructive de l’ensemble.

     Dans son travail, Federica Nadalutti met en œuvre plusieurs des verbes actifs de la fameuse Verb list (1967-1968) de Richard Serra, notamment plier, couder, tordre, séparer, simplifier, courber, tourner, serrer, empaqueter, lier, étendre, étirer, rebondir[6]… mais c’est le premier, plier, et son contraire, déplier, qui prédominent chez elle. On ne peut s’empêcher de penser à l’importance que donne Mallarmé à ce geste dont la portée est, pour le poète, quasiment mystique : « Le pliage est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux ; qui ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, offrant le minuscule tombeau, certes, de l’âme[7]. » Tombeau de l’âme, de l’artiste ou du regardeur ? La question reste ouverte… Il y a aussi, dans l’enchaînement des processus de notre artiste un phénomène de manifestation, d’épiphanie[8], progressive d’une réalité qui se dévoilerait petit à petit. Ici, comment ne pas évoquer encore Mallarmé s’adressant à des amis belges, décrivant le brouillard qui se lève sur la ville de Bruges endormie :

         À des heures et sans que tel souffle l’émeuve
         Toute la vétusté presque couleur encens
         Comme furtive d’elle et visible je sens
         Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve[9]

Pierre Boulez, dans son Pli selon pli, 1962, composé sur des poèmes du poète, mais qui n’utilise pas ces vers, est probablement un des plus pertinents de tous ceux qui ont œuvré dans la dislocation et la reconstruction du matériau du langage.

     Dislocation, reconstruction, manifestation… Ce sont trois notions importantes dans le travail de Federica Nadalutti. Même ses compositions qui restent planes construisent un espace. Elles bâtissent ou suggèrent des volumes qui entrent en résonance, dialoguent, pourrait-on dire, avec la grille muette du carré originel et ses singularités géométriques. Les formes résultantes semblent avoir été arrêtées arbitrairement dans leur expansion mais, à bien les regarder, force est d’admettre qu’il n’y a rien d’arbitraire dans la démarche créatrice de la plasticienne ni dans son propos. Liberté est donnée au regardeur de poursuivre visuellement et mentalement l’élan suggéré par cette sorte d’abolition des frontières entre le champ clos du module générateur et l’ouverture vers des espaces potentiellement illimités, sa projection dans un monde à plus de deux dimensions

     Aucune brutalité, cependant, dans ce processus de dislocation et de (re)construction, mais un sentiment de calme, de quiétude, combinant modestie et grandeur, ouvert à toutes les lectures et interprétations. Il y a, pour qui prend le temps de regarder ces œuvres, surgissement d’un réel plaisir à contempler paisiblement ces illusions devenues réalités, comme Giacomo Leopardi nous le rappelait : « Le plaisir le plus solide de cette vie est le vain plaisir des illusions. Je considère les illusions comme quelque chose de réel en un certain sens, puisqu’elles sont des composantes essentielles du système de la nature humaine, et qu’elles sont données par la nature à tous les hommes, de telle sorte qu’il n’est pas permis de les mépriser comme les rêves d’un seul individu, mais comme des choses vraiment humaines et voulues par la nature, et sans lesquelles notre vie serait la plus misérable et la plus barbare qui soit. Elles sont donc nécessaires et entrent substantiellement dans la composition et l’ordre des choses[10]. » Rien de vain, cependant, chez notre artiste, mais une sorte de très platonicienne et profane transsubstantiation de l’idée – εἶδος –, forme intelligible, dans une essence sensible – οὐσία –, sa substance, son hypostase…

     Je trouve, dans la trompeuse simplicité des œuvres de Federica Nadalutti, une illustration particulièrement éclairante de la tension, de cette résistance, que Giorgio Agamben, élargissant la vision qu’en donne Gilles Deleuze[11], place à l’origine de toute démarche créatrice : « Dans tout acte de création, il y a quelque chose qui résiste et s’oppose à l’expression. Résister, du latin sisto, signifie étymologiquement arrêter, retenir ou stopper. Ce pouvoir qui retient et arrête la puissance dans son mouvement vers l’acte est l’impuissance, le pouvoir de ne pas faire. C’est-à-dire que la puissance est un être ambigu, qui non seulement peut une chose et son contraire, mais qui contient en lui-même une résistance intime et irréductible[12]. » On devine, en effet, dans chaque geste de notre plasticienne, cet écartèlement permanent entre la volonté d’agir et la tentation du ne-pas-faire… Il y a ainsi, chez elle, une prise de risque sans cesse renouvelée… Le risque qu’un geste de trop détruise l’admirable cohérence de ses constructions… Mais la prise de risque est inhérente à l’activité humaine. Pierre Drieu La Rochelle n’écrivait-il pas : « L’homme n’existe que dans le combat, l’homme ne vit que s’il risque la mort[13] » et René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront[14]. »

     Federica Nadalutti a fait son choix… Telle une joueuse d’échecs, elle prend des risques, consciemment assumés, sur le damier des petits carrés inscrits dans le grand carré de l’échiquier de la vie, celui dont Goethe déclarait : « La nature nous a donné l’échiquier, hors duquel nous ne pouvons ni ne voulons agir, elle nous a taillé les pions dont la valeur, le mouvement et la capacité sont peu à peu connus : c’est maintenant à nous de jouer des coups dont nous espérons tirer profit ; c’est ce que chacun essaie maintenant de faire à sa manière et ne se laisse pas volontiers persuader[15]. » Federica Nadalutti travaille dans une sorte de liberté surveillée par les contraintes et les règles qu’elle s’est elle-même imposées. Nous ne sommes pas loin, chez elle, de la pensée augustinienne pour qui la vraie liberté nous est donnée quand nous avons librement choisi nos contraintes[16]. On peut aussi, toujours dans l’esprit du saint évêque d’Hippone, formé à Milan, détecter, dans la démarche de notre plasticienne, une forme d’ascèse pour faire face à cette corruption totale qui deviendra centrale dans le jansénisme et dans la plupart des confessions protestantes, dont sont d’ailleurs issus la plupart des artistes néo-plasticiens… Ce ne peut être une simple coïncidence…

     Je l’ai déjà souligné, le carton utilisé par Federica Nadalutti dans un certain nombre de ses constructions est un matériau pauvre. Rien à voir avec l’arte povera, cependant, mais plutôt avec cette Altissima povertà franciscaine chère à Giorgio Agamben, dont l’ouvrage consacré à ce sujet porte en exergue ce vers de Lucrèce : Vitaque mancipio nulli datur, omnibus usu[17]. À bien réfléchir, il y a beaucoup de points qui rapprochent le philosophe et la plasticienne. Ils mériteraient d’être développés, mais…

     Je dois m’arrêter ici, car je risque – si ce n’est déjà fait – de tomber dans le défaut stigmatisé par Bergson : « Il ne faut pas que la complication de la lettre fasse perdre de vue la simplicité de l’esprit[18]. » Revenons donc, pour conclure, à Goethe et à sa passion pour le jeu d’échecs : « Les idées audacieuses sont comme des pièces que l’on déplace sur un échiquier : on peut les perdre, mais elles peuvent aussi être le début d’une stratégie gagnante[19]. » La stratégie de Federica Nadalutti est, elle, sans le moindre doute, gagnante… Pour notre plus grand plaisir…

Louis Doucet, janvier 2025



[1] In Les Pensées, 1972.
[2] Que, dans son humour, elle qualifie de berrichon.
[3] L’artiste m’écrit : « Palmanova étant une ville fortifiée, je l’ai toujours ressentie comme un lieu fermé. Pour y rentrer ou en sortir, il fallait passer par l’une de ses trois portes avec des murs d’enceinte doubles. J’ai grandi dans un paysage de collines à 15 km de Palmanova (ou je n’ai fait qu’y naître, comme la moitié des Frioulans) mais je savais qu’en entrant par une porte et en sortant par celle d’en face (la Porta Aquileia) on était sur la nationale qui menait directement à la mer Adriatique. »
[4] Über das Geistige in der Kunst. Insbesondere in der Malerei, 1911.
[5] In book de l’artiste, 2024.
[6] to fold, to bend, to twist, to sever, to simplify, to curve, to rotate, to tighten, to bundle, to wrap, to bind, to expand, to stretch, to bounce…
[7] Le livre, instrument spirituel in Divagations, 1897.
[8] Au sens étymologique de ce terme, manifestation d’une réalité cachée, mais aussi dans celui que Jacques Maritain lui donnait : « L’action est une épiphanie de l’être », in Humanisme intégral, 1936.
[9] In Remémoration d’amis belges, 1893.
[10] «Il più solido piacere di questa vita è il piacere vano delle illusioni. Io considero le illusioni come cosa in certo modo reale state ch’elle sono ingredienti essenziali del sistema della natura umana, e date dalla natura a tutti quanti gli uomini, in maniera che non è lecito spregiarle come sogni di un solo, ma propri veramente dell’uomo e voluti dalla natura, e senza cui la vita nostra sarebbe la più misera e barbara cosa. Onde sono necessari ed entrano sostanzialmente nel composto ed ordine delle cose.», in Zibaldone di pensieri, 1817-1832.
[11] Qu’est-ce que l’acte de création ?, conférence prononcée à Paris, le 17 mars 1987, dans le cadre des mardis de la fondation Femis.
[12] «Vi è, in ogni atto di creazione, qualcosa che resiste e si oppone all’espressione. Resistere, dal latino sisto, significa etimologicamente “arrestare, tener fermo” o “arrestarsi”. Questo potere che trattiene e arresta la potenza nel suo movimento verso l’atto è l’impotenza, la potenza-di-non. La potenza è, cioè, un essere ambiguo, che non solo può tanto una cosa che il suo contrario, ma contiene in se stessa un’intima e irriducibile resistenza.», in Che cos’è l’atto di creazione?, 2014.
[13] In Le feu follet, 1931.
[14] In Rougeur des matinaux, 1950.
[15] „Die Natur hat uns das Schachbrett gegeben, aus dem wir nicht hinaus wirken können noch wollen, sie hat uns die Steine geschnitzt, deren Wert, Bewegung und Vermögen nach und nach bekannt werden: nun ist es an uns, Züge zu tun, von denen wir uns Gewinn versprechen; dies versucht nun ein jeder auf seine Weise und läßt sich nicht gern einreden.“ in Zur Naturwissenschaft II-1, 1823.
[16] Thème développé par saint Augustin principalement dans ses traités antipélagiens, de 412 à 430.
[17]  La vie est donnée à tous comme usufruit, à personne comme propriété », in De Rerum Natura III-971, Ier siècle avant J.-C.
[18] In La Pensée et le Mouvant, 1934.
[19] „Mutige Ideen sind wie Schachfiguren, die zum Schach kommen; Sie können mitgenommen werden, aber sie können auch ein Gewinnspiel starten.“, citation probablement apocryphe, souvent citée mais non trouvable dans le corpus des œuvres complètes du maître de Weimar.

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