Mes dessins inspirent et ne définissent pas. Ils ne déterminent rien. Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l’indéterminé.
Odilon Redon[1]
Je voulais dessiner la conscience d’exister et l’écoulement du temps.
Henri Michaux[2]
Lydie Regnier est surtout reconnue pour ses remarquables et foisonnantes productions en céramique – technique qu’elle enseigne – mais elle pratique aussi le dessin, la photographie, la peinture, la sculpture, l’installation… Quelle que soit la technique mise en œuvre, elle cultive des rencontres fortuites entre des éléments étrangers les uns aux autres pour en souligner le caractère dérisoire en opposant, notamment, les notions de fragment et de totalité. Elle déclare : « Le terrain de mes recherches se définit par la constitution d’un environnement, tendu entre naturel et construit. Elles se développent dans un jeu de gestes confrontés à des matériaux […] Dans cette diversité de formes, je cherche à provoquer une circulation du regard en impliquant physiquement le spectateur[3]. »
Nous nous pencherons, ici, sur ses dessins, un volet moins connu, mais non moins passionnant, de sa production.
Tout d’abord faudrait-il se mettre d’accord sur ce que l’on entend par dessin. De nos jours, par paresse ou par souci de simplification, toute production plastique qui a le papier comme support est considérée comme un dessin. C’est, par exemple, la définition retenue par le salon annuel parisien de dessin contemporain Drawing Now. La réalité est cependant plus complexe et un petit parcours étymologique à travers quelques langues européennes nous permettra d’en illustrer la diversité.
En français, très longtemps, le mot dessein a été utilisé pour identifier ce que l’on désigne aujourd’hui sous le vocable de dessin. Les deux sens contemporains de ces mots, autrefois confondus, nous éclairent sur une des acceptions primitives du mot : un dessin est intention, projet, projection d’une idée. En grec ancien, le verbe γράφω[4] était indifféremment utilisé pour écrire et dessiner. Le mot vient d’une ancienne racine indo-européenne qui signifiait creuser et a donné, entre autres mots, graver, griffer[5]… Le dessin serait ainsi inscription déchiffrable, lisible et indélébile… La langue anglaise, comme bien souvent, revient au latin. En l’occurrence au verbe trahere, tirer, qui a aussi donné le mot trait en français, avec le verbe to draw. Curieusement, en russe, le verbe нарисовать, sur une racine différente, désigne à la fois l’action de dessiner, mais aussi de tirer, y compris dans le sens de tirer au sort. Pour les Anglo-saxons et les Slaves, un dessin est donc avant tout trait ou ensemble de lignes laissant virtuellement place au hasard. Enfin, en allemand, le verbe zeichnen[6] fait référence au signe : Zeichen. Pour les germanistes, un dessin est donc inscription signifiante, narration potentielle. On pourrait continuer à explorer d’autres langues européennes qui nous révéleraient de nouvelles valeurs latentes du mot dessin ou du verbe dessiner, mais nous nous en tiendrons à ces quatre faisceaux de significations pour tenter de cerner le travail de notre artiste.
Intention, projet, projection d’une idée, inscription déchiffrable, lisible et indélébile, trait ou ensemble de lignes laissant virtuellement place au hasard, inscription signifiante, narration potentielle… Les dessins de Lydie Regnier sont, en effet, porteurs de toutes ces acceptions et de bien d’autres encore, imbriquées, comme tressées, dans des feuilles qui ne cessent de nous surprendre, suscitant, à l’instar du propos d’Odilon Redon en exergue à ce texte, ambiguïté et indétermination, tout en évoquant, comme le souligne Henri Michaux, la présence de l’Humain face à l’inexorable flux du passage du temps.
De flux, il en est question dans de grands dessins verticaux tels Pilot II, 2013, en noir et blanc, et En chute, 2018, en couleurs. De toute évidence, quelque chose s’écoule, de haut en bas, entre des îlots composés d’entrelacs modelés par d’innombrables traits élémentaires, organisés de façon globalement circulaires, au niveau de la feuille entière, comme s’il s’agissait de vues à travers un verre grossissant dont la géométrie imparfaite imposerait une courbure indésirable à ce qui lui est soumis, à moins que ce ne soit un objectif cannelé, à l’instar de ceux qu’utilisait Raymond Hains. On peut aussi penser à la polarisation de la limaille de fer sous l’effet d’un aimant, telle que Takis l’exploitera dans certaines de ses œuvres tactiles. Ces plages denses se posent comme des écueils bordant des chenaux ramifiés constitués par les réserves blanches de l’étroite bande de papier. Elles composent des reliefs qui font obstacle au regard, pourtant incité à couler du haut vers le bas de la composition. Ce tropisme pulsionnel est contrecarré par le désir de s’approcher pour scruter les détails de mondes inédits, probablement peuplés de végétaux et de créatures étranges qui restent, cependant, désespérément indiscernables.
Bernard Point écrivait, en 2013 : « Pilot II inscrit au stylo bille une gestualité interne comme externe […] C’est un pilotage dans l’espace qui sait s’enrouler sur lui-même tout en enroulant le vide à découvrir […] Tout est pourtant blanc dans l’impossibilité de voir, mais net de tout rêve… à venir. […] Cette encre sur papier s’ouvre sur le vide, mais contradictoirement me fait buter sur la fermeture d’une perspective.[…] mon regard m’implique dans une contestation sensible de cet espace rigoureux, en y lisant paradoxalement l’exact déséquilibre qui heureusement me confond[7]. » Le propos de Degas : « Le dessin n’est pas la forme, il est la manière de voir la forme[8] » s’impose ici avec force. Cette forme – l’artiste nous le révèle – est celle d’une cascade photographiée avec un temps de pose suffisamment long pour que les surfaces où l’eau s’écoule soient complètement surexposées et deviennent plages blanches au tirage. Ces réserves jouent un rôle fondamental dans la perception de l’œuvre. L’artiste ne déclare-t-elle pas : « L’espace vide entre les éléments est ici considéré à hauteur du plein, il offre la possibilité de s’y engouffrer, par ses ouvertures, ses silences ou ses interrogations[9]. »
L’espace vide est aussi omniprésent dans les deux grands dessins juxtaposés d’En allant, 2018. Des masses colorées planent dans un espace vide, en haut de la feuille de gauche, en bas sur celle de droite. Elles sont réalisées, dans la même technique que En chute, par juxtaposition concentrique de petits tirets colorés. Mais, ici, les formes sont lacérées par des zips en réserve, non pas verticaux, comme chez Barnett Newman, mais horizontaux. Les masses données à voir en suspension sont-elles des nuages, des îles, des reflets du ciel dans des flaques d’eau, des pavés ou des pierres en lévitation… ? Peu importe… Ces images de formes qui flottent dans un vide complet évoquent, pour moi, la notion d’ukiyo – 浮世 – ce monde triste, au sens littéral, devenu monde flottant dans la tradition des estampes japonaises du XVIIe siècle. Un univers, empreint de la pensée bouddhiste, dans lequel la seule certitude est l’impermanence de toutes choses et dont le prêtre-romancier Asai Ryōi écrivait, non sans beaucoup de renoncement :
Vivre uniquement le moment présent,
se livrer tout entier à la contemplation
de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier
et de la feuille d’érable… ne pas se laisser abattre
par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître
sur son visage, mais dériver comme une calebasse
sur la rivière, c’est ce qui s’appelle ukiyo[10].
L’artiste déclare que ses « choix sont guidés par une recherche d’adéquation entre des états intérieurs, des images, des matériaux et des gestes. Un jeu d’équilibre dans lequel les rapports entre formes, fonds, surfaces, juxtapositions et recouvrements, sont au service d’une coïncidence[11]. » On perçoit ici, comme le souhaite Lydie Regnier, que le temps – celui de la réalisation de l’œuvre mais aussi celui de son décryptage par le regardeur – est une composante essentielle de ses dessins. Les images se révèlent – au sens photographique de ce terme – aussi bien dans le processus de leur création que dans celui de leur lecture. Le tout en laissant une place aux aléas ou aux variantes observées par une créatrice se déplaçant devant un paysage ou un objet dont elle découvre graduellement la structure, tout en l’analysant avec minutie pour en restituer une synthèse visuelle et tactile, optique et haptique. En effet, pour Lydie Regnier, il n’y a pas de réalité absolue. La lumière et le mouvement altèrent les formes et les couleurs, de façon souvent imprévisible, au gré des déplacements du regardeur. L’artiste le soulignait, en 2013 : « les formes apparaissent progressivement, sans anticipation de résultat et en laissant une part de hasard[12]. »
Dans ses dessins les plus récents, de petites dimensions, notamment dans sa série des Feux de tous bois, 2022, Lydie Regnier constitue des univers improbables par captation et assemblage de fragments de paysages ou d’objets hétéromorphes. Ils racontent des histoires dont elle seule a la clé. Elle la laisse, cependant, sur la porte d’entrée pour nous permettre d’y pénétrer. Déjà, en 2006, Bernard Point, toujours lui, écrivait que ses travaux : « […] racontent une histoire entre rêve et réalité. Car c’est entre magie féerique et drame incendiaire que Lydie invente ses contes où paradoxalement la baguette magique de la fée peut se consumer dans les flammes de la sorcière[13]. » Plus tard, au sujet de petits dessins comme Pilot à l’aube, 2014, il soulignait leur capacité à confondre ordre et désordre dans un espace simultanément isolé d’un environnement prétendu réel et perméable à celui-ci. Suspens 2, 2019, avec son atmosphère dont on ne saurait dire si elle est aérienne ou aquatique, préfigurait cette nouvelle série, dans laquelle la proximité avec ses travaux en céramique est patente.
Dans sa collecte de petits riens, de merveilles anodines de ce monde, Lydie Regnier se livre à un bras-le-corps avec la Nature, rivalité dont Baudelaire déclarait, en son temps : « Le dessin est une lutte entre la Nature et l’artiste, où l’artiste triomphera d’autant plus facilement qu’il comprendra mieux les intentions de la Nature. Il ne s’agit pas pour lui de copier, mais d’interpréter dans une langue plus simple et plus lumineuse[14]. » Dans les Feux de tous bois, notre artiste procède par synthèse d’éléments préalablement minutieusement analysés, décortiqués, pour en extraire leur substantifique moelle. Microcosme et macrocosme se confondent dans des terrains qui mêlent les règnes minéral, végétal et animal sans souci de cohérence d’échelle ni de proximité géographique ou génique. Ça grouille, ça foisonne, comme dans un immense bouillon de culture dans lequel les plans s’interpénètrent. C’est un hymne à la vie – une vie en cours d’émergence –, à une incoercible pulsion génésique, comme aux premiers temps de notre univers. Nous sommes encore ici, plus que dans ses autres dessins, pleinement dans cette recherche de l’adéquation, que l’artiste évoquait ci-dessus, entre ses états intérieurs – et, partant, ceux du regardeur – et le monde extérieur. Toute l’histoire – le drame pourrait-on dire – se déroule dans la douloureuse ou réjouissante friction entre ces deux environnements, apparemment irréconciliables. Il en surgit des étincelles, des fulgurances, de lumineuses évidences et d’insondables questionnements.
Nous l’avons vu, dans ses dessins, Lydie Regnier prend un malin plaisir à contester la rigueur de l’espace, à provoquer des déséquilibres qui se résolvent en stabilité, à mettre en péril les situations réputées stables, à confondre les règnes animal, végétal et minéral, à brouiller les pistes visuelles, à suggérer le désordre à travers un ordre superficiel, à moins que ce ne soit le contraire… Il y est question d’entropie, de l’impossibilité de faire retour en arrière, de reconstruire quelque réalité que ce soit à partir de sa représentation… Ce que propose Lydie Regnier, sans la moindre prétention ni ostentation, n’est peut-être, après tout, que la base d’une nouvelle éthique du regard…
Peut-être faut-il encore laisser le mot de la fin au regretté Bernard Point qui écrivait, dès 2007, avec son habituelle acuité : « Toujours avec constance, Lydie Regnier me donne le temps de me déplacer à l’intérieur de son propre parcours, fait de conquêtes d’instants, de sensations éphémères, de déplacements hasardeux, et surtout de rêves contradictoires. Après avoir pris le temps de parcourir cet itinéraire, je reconnais avoir été accompagné par une pensée singulièrement ouverte au rêve, mais néanmoins nourrie d’un regard sans illusion, porté sur le temps qui est le nôtre[15]. » Eh oui… Sans illusion, mais en rêvant…
Louis Doucet, avril 2024