Les images cachent plus qu’elles ne révèlent.
Elles ne vont pas au fond des choses,
là où toutes les contradictions se rejoignent.
Frank Kafka[1]
Le regard ne s’empare pas des images,
mais celles-ci s’emparent du regard.
Elles inondent la conscience.
Franz Kafka[2]
Que l’importance soit dans ton regard,
non dans la chose regardée !
André Gide[3]
Le statut des images, leur relation avec le monde sensible et avec le regard de leur observateur est un sujet de réflexions et de discussions depuis la plus haute Antiquité. Et celles-ci dépassent largement le cadre des arts plastiques… L’image est, par exemple, une notion structurante de la pensée de Platon, notamment dans son Théétète, vers -370. Pour lui, elle sert à illustrer le discours, à former les citoyens aux vertus et aux sciences, à révéler l’invisible de l’âme, à appréhender le divin, à convaincre de pratiquer le bien, à gouverner la Cité et à bien d’autres choses encore. C’est la raison pour laquelle ce disciple de Socrate, conscient de leur potentielle nocivité, se livre à une critique sévère de leur mésusage, de son point de vue. Plus près de nous les citations, passablement contradictoires, en exergue au présent texte témoignent de la persistance et de la vitalité de ce débat. Primauté du regard sur le regardé, chez Gide. Superficialité des images (cinématographiques), chez Kafka qui les juge de nature à masquer la réalité des choses : « Le scintillement des images ne fait qu’aveugler la réalité[4]… » On pourrait aussi ajouter le point de vue de Daniel Arasse sur le caractère tactile – à la fois haptique et optique pourrait-on dire – du regard sur les productions plastiques : « Le regard touche les œuvres, et la preuve en est qu’on les a découpées, on les a repeintes, brûlées, etc., parce que le regard peut toucher et être touché[5]. »
Dans ses œuvres, Justine Ghinter, jeune plasticienne diplômée de l’École Supérieure d’Art et de Design de Tours, apporte sa contribution au débat sur ce sujet dans le domaine des arts plastiques. Elle tente de trouver des réponses pratiques à la question de savoir comment des éléments apparaissant dans le champ de vision du regardeur manifestent leur existence à son regard, par quel processus ledit regardeur s’approprie le monde qui l’environne, comment il perçoit, appréhende et fait siennes les notions de forme, de distance, de couleur, de profondeur, de devant et de derrière, telles qu’elles sont projetées dans son espace sensitif…
Pour arriver à ses fins, pour donner une profondeur physique et mentale à ses images, Justine Ghinter recourt aux techniques classiques de la peinture, mais aussi à des projections numériques, à des processus aléatoires mécanisés, à des déformations voulues ou subies, à des accumulations ou superpositions de fragments découpés, réalisées manuellement ou laissées au hasard… L’image et son support sont simultanément ou successivement mis à contribution pour provoquer des déplacements spatiaux et temporels, pour créer des univers qui font appel aux ressources visuelles et affectives du spectateur, lequel devient, à son corps défendant, partie prenante dans une expérimentation inédite. L’artiste résume son questionnement en ces termes : « Imaginer – produire une image – est-ce nous projeter sur le monde ou bien est-ce le monde qui vient se projeter sur nous ? Par notre regard, nous observons ce qui est hors de nous, et tout à la fois nous y plongeons[6]. »
Dans La Traversée, 2020, quatre plaques de Plexiglas verticales, échelonnées parallèlement à un écran, sont traversées par le faisceau lumineux d’une projection vidéo silencieuse montrant des oiseaux marins en vol. À chaque obstacle, l’image s’agrandit, se dissout, se heurte aux limites de la surface qui l’accueille et se brouille un peu plus, au point de ne devenir, sur l’écran, dans son état final, qu’un magma indécis dans lesquels les formes sont indistinctes, ne laissant subsister qu’une vague atmosphère marine. Ne s’agit-il pas, ici, d’une concrétisation de cette auréole imaginaire dont parle Gaston Bachelard : « La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire[7]. »
Dans son installation Ce qui percute au regard, 2020, réalisée dans le cadre d’une résidence à l’Octroi, à Tours, trois carrousels de projection de diapositives superposent, sur un même écran, des images de minutieux collages semi-transparents, colorés et texturés, montés dans des caches aux dimensions de diapositives standard. L’artiste écrit : « Chaque machine a son propre rythme de lecture automatique, produisant une cadence sonore et visuelle entêtante. Les collages, composés de matériaux divers, apportent leurs qualités plastiques à la composition en termes de couleur, de texture et de forme. L’œil est pris dans le renouvellement constant des combinaisons proposées par les trois plans qui se superposent, s’enchevêtrent et parfois s’annulent. Nous sommes face à des événements qui, de par leur caractère évanescent, nous échappent[8]. » À travers cet exercice de redéfinition de la peinture, c’est notre rapport à notre environnement extérieur – réel ou imaginé, présent ou en souvenir – et son interpénétration, son tuilage ou son tissage avec notre monde intérieur que la plasticienne interroge avec une pertinence qui nous dérange. La question est bien de savoir si le monde vient à nous ou si nous venons à lui, s’il nous observe ou si nous l’observons, s’il nous reflète ou si nous nous reflétons en lui, s’il nous absorbe ou si nous l’absorbons, s’il nous maîtrise ou si nous le maîtrisons…
Pour Collage Slideshow I, 2020, l’artiste ne retient qu’un seul carrousel de diapositives, ce qui permet au spectateur de mieux saisir les subtilités des petits collages projetés, la profondeur suggérée par leurs assemblages, la variété de leurs couleurs et leurs qualités quasiment tactiles. Il s’agit, en quelque sorte, d’une exposition portative ou d’une mini-galerie qui peut s’installer dans un espace réduit en proposant cependant une grande quantité d’œuvres. Ni peinture ni film ni sculpture, mais un peu tout à la fois, cette œuvre met en évidence une grande dextérité picturale qui me fait penser au propos de Nietzsche : « Il faut deviner le peintre pour comprendre l’image[9]. » Et la peinture est évidemment toujours présente chez notre artiste comme en témoigne sa série de tableaux A House in Nyköping, 2020. Justine Ghinter y combine l’application de couches successives de couleurs, des estampages et des frottages jusqu’à trouver un équilibre formel, lequel s’impose avec un naturel qui tient du miracle et semble faire fi des efforts consentis pour l’obtenir. L’observateur est alors invité à y déambuler pour découvrir les détails des textures et les frontières, visibles, suggérées ou devinées, entre les différentes strates de couleur. Dans cette quête, son regard devient désirant, donnant, en cela, corps à l’affirmation de Musset : « Tout vrai regard est un désir[10]. »
En 2022, Justine Ghinter développera cette dimension essentiellement picturale dans une série d’œuvres libres, de grandes dimensions, suspendues au mur et de faible épaisseur, à la peinture acrylique sur des supports d’une grande variété – papier intissé, film alimentaire, bois, PVC… – en sus de la traditionnelle toile de coton : Taille de tuffeau, Un orage, Maison dressée, quai des marais ou Propriété privée… Ces pièces font évidemment référence aux classiques de l’histoire de la peinture, tout en les dévoyant, non sans une certaine ironie. Notre plasticienne fait montre, dans cet ensemble, d’une forme très contemporaine d’iconodulie, proche de cette obsession, qui fait écho à celle de Baudelaire : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) [11]. » Et l’artiste de résumer : « Ma démarche se rattache à cela : collecter les formes, les textures, les couleurs, et les mettre au travail. Je cherche à me saisir de ces instants singuliers d’attention fugace où ma pensée s’avive, non pas pour les fixer ou les reproduire, mais pour les faire parler, les éprouver, les passer au tamis du contraste. Je trouve alors un moyen d’explorer ces sensations vives mais néanmoins éphémères, de les prolonger et de leur donner corps[12]. »
Justine Ghinter ne cesse pas de nous surprendre en mettant en évidence l’écart – parfois le gouffre – qui peut se former entre une image et l’objet dans lequel elle trouve ses origines. En cela, elle se situe aux antipodes de ce que Diderot qualifiait de beauté d’imitation : « Qu’est-ce que la beauté d’imitation ? La conformité de l’image avec la chose[13]. » Notre artiste rejette toute notion de ressemblance avec quoi que ce soit, sans pour autant pouvoir être qualifiée d’abstraite, dans le sens habituel donné, à tort, à ce mot. Pour autant, son propos distancié et distanciant ne suscite pas ce détachement de la vision, cette indifférence ou neutralité du regard dont Malcolm de Chazal écrivait : « Le regard indifférent est un perpétuel adieu[14]. » Bien au contraire… Chez notre artiste, ce qui est perpétuel, c’est cette tension dynamique, cet entre-deux qui met sans cesse à l’épreuve la capacité perceptive du regardeur, invité à accéder à un univers tout en s’efforçant, par bien des moyens, de l’en éloigner. Se pose alors la question centrale posée par toutes ces œuvres : finalement, ne sommes-nous pas, ne serait-ce qu’accessoirement, acteurs de ce que l’on regarde ?
Louis Doucet, août 2023