macparis printemps 2025
du 20 au 25 mai 2025
74 boulevard Richard-Lenoir – 75011 PARIS
(notices rédigées par Louis Doucet)
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La pénultième
Dans Le Gendarme incompris, pièce en un acte écrite en 1920 par Jean Cocteau et Raymond Radiguet, mise en musique par Francis Poulenc, un des trois personnages est un gendarme dénommé La Pénultième. Ses comparses, dans cette œuvre au caractère bouffon et corrosif, sont le commissaire Médor et une vieille dame, Alinéa de Ptyx, Marquise de Montonson. Le gendarme est incompris car il s’exprime en empruntant des vers à Stéphane Mallarmé, alors injustement considéré comme obscur ou élitiste… Cette session de macparis est la pénultième, l’avant-dernière, la dernière étant planifiée en décembre prochain. Dans ses quarante-et-une années d’existence notre manifestation a permis à plus de mille plasticiennes et plasticiens de montrer leurs créations récentes. Bien qu’à caractère non lucratif et animée par des bénévoles, l’association mac2000-macparis a toujours tenu à proposer à ses exposantes et à ses exposants des conditions et un environnement que certaines initiatives commerciales nous enviaient, au point, parfois, de nous copier de façon éhontée, exploitant sans vergogne des artistes en quête de visibilité. Grâce à notre manifestation, plusieurs centaines des artistes que nous avons rigoureusement sélectionnés avant de les présenter ont pu trouver une galerie ou un autre lieu de monstration pour leurs travaux… Le Graal pour la plupart d’entre eux… Incompris nous le sommes devenus, malgré notre indéniable utilité, tant vis-à-vis des créateurs que des nombreux visiteurs à qui nous faisons découvrir des aspects peu connus, mais importants, de la création plastique contemporaine. En effet, dans un contexte où des tendances populistes de fond jettent l’anathème sur les activités artistiques originales, discréditées en étant taxées d’élitisme, les subventions qui nous permettaient de vivre, puis de survivre, se sont taries. Combien de fois avons-nous entendu dire que l’art contemporain faisait perdre des voix aux élections… Faut-il rappeler ici ce qu’Emil Cioran écrivait dans ses Cahiers : « Dès que quelqu’un me parle d’élites, je sais que je me trouve en présence d’un crétin. » Nous avons, paraphrasant Antoine Vitez, tenté – et réussi, nous semble-t-il – à proposer à nos visiteurs un art élitaire pour tous. Pour cette avant-dernière session, nous avons, une fois de plus, cherché et trouvé douze plasticiennes et huit plasticiens dont le travail sort des chemins battus, nous interpelle, nous force à nous interroger sur notre monde qui devient de plus en plus sclérosé par un conformisme et une bien-pensance aussi stérilisants que mortifères.
Hervé Bourdin, Annick & Louis Doucet commissaires de la manifestation
PS – Tant que nos faibles ressources nous le permettront encore, nous continuerons à assurer, en collaboration avec l’association Cynorrhodon – FALDAC, la programmation et le commissariat des quatre expositions annuelles – plus de trente à ce jour – de l’Espace d’art Chaillioux de Fresnes, avec une vingtaine d’artistes présenté(e)s chaque année, plus de 10 000 visiteurs annuels et un important programme de médiation avec les publics locaux, jeunes et adultes…
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 | Les matériaux de prédilection de Samuel Aligand sont des matières plastiques colorées auxquelles il applique des traitements variés. Il les forme ou les déforme à chaud ou à froid, les pétrit, les souffle, les façonne, les extrude, les découpe, les malaxe… Ses productions sont à l’échelle du geste qui les a créées : de la main aux dimensions du corps. Le hasard et la perte de contrôle – très temporaire – du processus de leur émergence, jouent aussi un rôle important dans la genèse de ses œuvres. Vitesse dans l’exécution, spontanéité et travail en aveugle sont aussi convoqués. L’artiste les revendique quand il déclare : « C’est une manière de faire place au surgissement de l’imprévu en se rapprochant de la vélocité et des aléas de la pensée dans des gestes qui amènent les matériaux à des états limites. » Les œuvres de Samuel Aligand ont un aspect organique, comme s’il s’agissait de mues ou d’étapes de métamorphoses. Le spectateur est confronté à des formes souples qui auraient subi d’irréversibles transformations. Il est témoin d’une véritable inversion des rôles, de perméabilité entre les mondes vivants et matériels, de retour à un état primordial qui évoque le cycle irréversible de la naissance, de la vie, de la mort et de la régénération… Fantastiques, merveilleuses, sans nul doute, ses pièces, grandes ou petites, en deux ou en trois dimensions, présentent la double caractéristique de conserver des traces de leur fabrication et de révéler l’intériorité de l’artiste. C’est ce qui a amené un des commentateurs de ses œuvres à poser la question : l’aventure intérieure est-elle soluble dans la peinture ? |
 | Claire-Rose Barbier est une multipraticienne. Musicienne, auteure-compositrice, chanteuse et pianiste. Elle collabore avec la compagnie Fleur Darkin depuis plusieurs années. Elle est aussi une plasticienne rompue à un grand nombre de techniques : modelage, céramique, thermoformage, forge, travail du métal, dinanderie, taille de pierre, moulage, photographie, dessin… Elle cultive le paradoxe dans le choix de ses matériaux. Aussi variés soient-ils, ils deviennent réceptacles, empreintes, traductions d’une fugacité corporelle mouvante et impalpable… L’antithèse de ce qu’est la sculpture… Un tel spectre de compétences pourrait faire craindre un certain éclectisme. Il n’en est rien. Son travail affiche une remarquable cohérence. Selon ses propres mots, elle travaille sur l’animalité et l’ensauvagement depuis plusieurs années. Ses œuvres prennent la forme de modernes relectures des métamorphoses ovidiennes ou de mythes antiques qui hantent notre culture occidentale depuis des millénaires. Dans une série récente, Claire-Rose Barbier s’est intéressée aux Aboyeuses de Josselin. Ces femmes entraient dans une transe hystérique collective lors du pèlerinage annuel de Notre-Dame-du-Roncier de la cité fortifiée du Morbihan, poussant des cris d’animaux, semblables à des aboiements. Un sujet taillé sur mesure pour notre artiste, entre humanité et animalité… C’est donc à une sorte d’intrusion, comme par effraction, dans l’inconscient collectif que Claire Barbier nous convie. Elle joue ainsi le rôle d’un très bachelardien sismographe des états d’âme mais aussi des fantasmes de notre société, tiraillée entre animalité et humanité. |
 | De sa démarche, Hugo Bel écrit : « Dès mes premières recherches plastiques, j’ai toujours été attiré par la notion de membrane, d’une surface sensible qui réagit avec son environnement et tolère un laisser passer. Elle fait écho à notre épiderme, notre premier filtre en contact avec l’extérieur. Cette membrane se matérialise et se construit dans mes installations, en épousant le périmètre des corps, objets ou espaces, délimitant leurs propres limites physiques. Différents espaces se dessinent alors : l’espace intérieur et l’espace extérieur de l’installation. » L’artiste assume le fait que les matériaux avec lesquels il travaille évoluent dans le temps. Il a délibérément choisi d’accepter leurs caractéristiques et leur propre temporalité dans ses recherches, d’accepter le caractère impermanent de la matière dans ses installations est une manière, pour lui, de mimer le mouvement qui régit la vie sur Terre. Tout pousse à croire que, pour Hugo Bel, le procédé prime sur le résultat, considéré comme la trace d’une activité plutôt que comme une fin en soi. Pour macparis, Hugo Bel nous présente quelques-unes de ses rares œuvres transportables, bien que fragile. Elles sont réalisées en sucre massé, un de ses matériaux de prédilection, parfois à partir de moulages d’éléments mobiliers. Au premier abord, le spectateur pense que ces œuvres sont réalisées en cire, en stéarine ou en paraffine. Une analyse plus poussée le laisse dubitatif, surtout du fait des irrégularités de la surface, constellée de bulles, de cloques, de petites cavernes et de manques de matière… Ce n’est qu’à la lecture du cartel que la vérité s’impose, non sans mal, d’ailleurs, car l’idée du recours à du sucre de betterave dans les arts plastiques ne va vraiment pas de soi… |
 | En pleine ère de la photographie numérique, Frédérique Callu continue donc à s’attacher aux techniques traditionnelles de la photographie argentique : prise de vue, travail en laboratoire, retouches… Pour autant, ses productions n’ont rien de passéiste. Dans certaines de ses séries, elles se manifestent à l’observateur avec la lucide acuité de constats d’enquêtes policières, de planches extraites d’un improbable roman-photo, d’arrêts sur image, de procès-verbaux de faits qui, pris isolément, n’auraient rien de spectaculaire… Et, cependant, l’atmosphère générale qui en émane est lourde de sens, sans que le regardeur puisse, a priori, en identifier les raisons ni les enjeux. Son univers évoque l’inquiétante étrangeté, l’Unheimlichkeit, freudienne ou, peut-être plus encore, une inquiétante familiarité, car aucun des éléments constitutifs de ses images ne paraît anormal. C’est leur combinaison dans un seul point de vue qui leur confère leur caractère singulier. Le regardeur est alors entraîné dans une troisième dimension, plus psychique que réelle, plus imaginaire que rationnelle… Dans ses séries les plus récentes, les portes et les fenêtres sont omniprésentes. Elles font référence à la mythologie grecque et aux religions judéo-chrétiennes, dans lesquelles la porte donne accès à l’espace le plus sacré. C’est aussi une voie d’accès aux rêves, un point de passage mystérieux entre deux mondes. Selon l’artiste, « franchir une porte c’est quitter le connu pour l’inconnu, le profane pour le sacré, le matériel pour le spirituel, l’ombre pour la lumière. C’est un chemin initiatique en conscience vers des choix que nous offre la vie de bien des manières. » |
 | Marine Class est une artiste éclectique dans les techniques qu’elle met en œuvre, fine observatrice de la Nature, dont elle bouscule les normes et remet en cause la façon dont on la perçoit habituellement. Ses productions recourent aux matériaux et techniques les plus variées – dessin, céramique, plâtre teinté, soie, osier, métal, caissons lumineux… – présentées au mur, sur des tables ou en suspension dans les airs. On y décèle des emprunts à la botanique, à la cristallographie, à l’archéologie, à l’architecture… Dans tous les cas, chez elle, nonobstant une volonté et une originalité plastiques affirmées et cohérentes, une attitude de saine humilité est de rigueur, ouvrant grand les portes du rêve pour les regardeurs. Marine Class explore des territoires, proches ou lointains, dans lesquels elle prélève des échantillons de natures diverses. Elle se concentre notamment sur les traces, sur les vestiges d’une activité humaine, récente ou ancienne, et sur la façon dont elle a altéré son environnement. Dans sa relecture de ces éléments et dans leur transposition en œuvres plastiques, elle n’hésite pas à remettre en cause les échelles, mêlant allégrement macrocosme et microcosme, sans que le spectateur puisse discerner ce qui relève de l’intérieur des choses ou de leur extérieur. Elle voue un intérêt particulier pour les surfaces, lieux d’échange poreux entre des réalités habituellement irréconciliables, entre intimité et éloignement, entre constat objectif et narration poétique. |
 | Pierre Corthay, bottier de formation et de métier, utilise les emballages les plus divers comme matière première pour ses travaux : cartons, coques thermoformées, matières plastiques, cales… Il les découpe, les assemble, les colle et les peint pour réaliser des volumes, de dimensions modestes, dont l’aspect évoque des matériaux plus nobles : bois, métal, porcelaine, céramique, terre cuite… Il les présente sur des étagères, comme les trophées d’un improbable cabinet de curiosités, ou accrochés au mur. Il serait tentant d’établir un rapprochement entre la pratique professionnelle de cet artisan et sa démarche de plasticien. La chaussure n’est-elle pas, après tout, un emballage du pied ? Tout comme une paire de souliers, un empaquetage ne permet-il pas à un objet de se déplacer sans dommage ? Deux formes de mobilités au quotidien ? Certes les processus, s’appuyant sur la transposition en dessin d’une idée précédant la mise en volume du matériau brut, peuvent être similaires… Mais le parallèle s’arrête ici. Quand la chaussure convoque une matière première noble, vivante et durable – le cuir –, les sculptures de Pierre Corthay recourent à des matériaux de récupération, pauvres, rarement organiques, normalement voués à une destruction rapide, à la désuétude. Là où les souliers sont conçus pour être vus de l’extérieur, les volumes de Pierre Corthay se complaisent souvent à révéler leur intérieur, leurs tripes… Plus qu’une similarité entre ses activités artisanales et plastiques, il s’agirait d’une forme de complémentarité, de reflet en miroir de procédés et de démarches éprouvés depuis des décennies… Nous sommes, chez Pierre Corthay, face à un double processus : recyclage et détournement, avec pour résultat la promotion de l’insignifiant au statut de production artistique. |
 | Clément Davenel se revendique peintre, même si beaucoup de ses œuvres s’affranchissent du mur et de l’aspect conventionnel du tableau. Ses peintures, lorsqu’elles sont accrochées sur une paroi, ne sont pas rectangulaires, ce qui en ferait des Shaped Canvases, dans la descendance de Frank Stella et Charles Hinman, si leurs bords n’étaient pas sinueux, épousant la forme tortueuse de branchages collectés çà et là. De plus, elles s’écartent du plan du mur, y projetant une ombre qui le contamine et érige l’environnement de l’œuvre en champ d’enjeux plastiques aussi prégnants que la surface peinte elle-même. Leur titre Ghost Party souligne cette dimension fantomatique, entre matérialité tangible et apparition fugitive… Ailleurs, ce sont des chutes de plaques de plâtre utilisées dans les travaux de rénovation de bâtiments, souvent complétées par des fragments de cornières métalliques, de bois, de coton et de poudre d’aluminium. Ces peintures-sculptures, au statut indécis, brouillent, elles aussi, la perception du regardeur qui doit faire un effort pour les distinguer de leur environnement, lequel, ici encore, devient inséparable de l’œuvre. Dénommées Ravin, elles provoquent effectivement une forme de vertige perceptif auquel il est difficile d’échapper. Dans sa série plus récente des Allumettes, de nouveau murales, Clément Davenel recourt à divers matériaux, dont des branches de hêtre, de la toile enduite laissée telle quelle, de la colle de peau, des pigments acryliques et de la peinture à l’huile… Ces pièces de grandes dimensions se comportent un peu comme des panneaux signalétiques ou des idéogrammes démesurés mettant en garde d’un danger latent dont nous sommes invités à prendre conscience… |
 | Remy Dubibé est né à Sharjah, un des Émirats Arabes Unis, a passé son enfance et son adolescence en Indonésie, entre eau et jungle, a fait ses études au Lycée de Sèvres, où s’est révélée sa vocation de céramiste, puis a perfectionné sa technique à la très prestigieuse Central Saint-Martins School de Londres, où il passe plus de dix ans avant de s’installer à Paris en 2021. Que ce soit en lisière d’un désert aride ou d’une jungle fourmillante, dans le Golfe Persique ou en Asie du Sud-Est, ses expériences ont profondément marqué sa vision du monde et son œuvre. Dans les deux cas, la proximité de la mer et la richesse des fonds marins ont fortement contribué à son inspiration. Il crée des installations dans lesquelles la porcelaine est combinée avec d’autres matériaux – cordages, tiges d’acier, bois… – qu’il façonne lui-même. Il déclare : « J’écris des histoires, exprime des sentiments, des climats intérieurs, révèle des ambiances, raconte des mémoires à travers des parcours très visuels, sensoriels et émotionnels de paysages de porcelaine. » Chacune de ces installations est composée de petites pièces uniques en porcelaine non émaillée, posées au sol ou suspendues en grappes dans des tissages. La blancheur de l’ensemble fait penser à des ossements, mais le foisonnement des éléments évoque plutôt une végétation tropicale, celle des vagabondages de la jeunesse de l’artiste, qui aurait été décolorée pour la rendre fantomatique. On peut aussi penser à des restes de récifs coralliens dévitalisés par la pollution marine. Quelle que soit la lecture qu’en fera le spectateur, il ne s’agit pas d’un rendu réaliste de quelques réalités présentes ou passées, mais de réminiscences, de souvenirs distants, de traces mémorielles, constituant ce que l’artiste désigne comme le jardin de sa mémoire, que le visiteur est invité à s’approprier pour y déambuler librement. |
 | Le matériau de base des sculptures et installations de Léa Ducos est constitué par des chutes de bois, de stratifié ou de laminé provenant d’ateliers de menuiserie, de papiers abrasifs et de divers objets de récupération… Elle les assemble ou les colle, les pose au sol, les adosse à une paroi ou les accroche au mur comme s’il s’agissait de tableaux conventionnels. Ses compositions évoquent fragilité et instabilité, comme si le moindre mouvement inconsidéré du spectateur risquait de tout compromettre. Il en résulte une tension, tant dans la structure des œuvres elles-mêmes que chez le regardeur qui craint, à tout instant, de mettre en péril le précaire équilibre de ces frêles constructions. Et pourtant, rien n’est laissé au hasard ni à l’improvisation. Tout est pesé, mesuré, mûrement réfléchi… Si l’aspect ludique – et parfois dérisoire – est souvent présent dans ses œuvres, Léa Ducos n’a pas oublié les leçons de l’histoire de la statuaire, depuis les idoles pré-cycladiques jusqu’aux créations contemporaines les plus récentes, en passant par les constructivistes russes et les arts premiers. Elle aime à faire un parallèle entre son travail et celui de l’écrivain, considérant, dans la descendance d’un Mallarmé, ses productions comme une forme d’écriture poétique dans l’espace d’exposition. Son objectif avoué est de provoquer un éveil créatif, de stimuler le mouvement, tout en s’inspirant d’une multitude d’autres univers : la musique, la poésie, les histoires et jeux d’enfants, les règles de base de la physique… À cette fin, elle cultive les ambiguïtés, les lectures multiples, les doubles sens, les calembours visuels, les exercices combinatoires… le tout avec une malice dont le spectateur est invité à partager le plaisir. |
 | De sa peinture, Frédéric Fau écrit qu’elle « s’affirme dans sa matérialité, tout en proposant au regard des paysages incertains. Les gestes se répètent, s’articulent, la matière s’étend en flux contrôlés. D’un rapport à la fois intuitif et distancié au tableau, émergent des possibilités, autant d’images confirmées ou déroutées par des décalages et des digressions. » Sa palette se réduit au noir et au blanc utilisés purs, conférant à ses paysages revisités un aspect simultanément réaliste et improbable, quelquefois fantomatique. Ce qui est perçu comme gris par le spectateur résulte, le plus souvent, d’un effet de mélange optique – à l’instar de celui mis en œuvre par les pointillistes – avec le blanc sous-jacent et non pas d’une combinaison préalable des deux non-couleurs sur sa palette. Ce sont la densité et la transparence du noir, posé, coulé, éclaboussé ou estampé sur le subjectile, qui donnent l’illusion de différentes nuances. Un autre niveau de variété dans les peintures de Frédéric Fau résulte du recours simultané, sur le même support, à de la peinture acrylique, apanage des artistes, et à de la glycérophtalique, plus brillante, habituellement réservée aux peintres en bâtiment. De fait, ce ne sont que des prétextes pour développer un langage essentiellement graphique, presque calligraphique, parfois proche de la non-figuration. Il n’y est question que d’équilibre de masses, de profondeurs suggérées, de balance entre plein et vide, de tensions entre hasard et maîtrise, de traces de gestes plus ou moins nerveux, de rage et d’apaisement… |
 | Sylvie Houriez prend pour matière première des pièces d’habillement, souvent des vêtements féminins. Elle s’empare de ces secondes peaux, vidées de leur occupante, les déforme, les détourne, les coupe, les coud, les noue, les suture, les triture, les contorsionne, les démembre et les remembre pour produire des êtres improbables, animaux ou végétaux, à l’aspect insolite, dérangeant. Ces anciens vêtements sont d’une esthétique désuète, évoquant plus les grands-mères du temps de notre enfance que les pin-up et les top-models qui font fantasmer les mâles d’aujourd’hui. L’image de la peau flétrie et ridée des anciennes occupantes de ces tenues démodées vient inévitablement à l’esprit. Chics mais ringards, ils récusent d’emblée toute velléité d’association sexuelle et véhiculent plutôt l’idée de désincarnation. Sylvie Houriez se contente rarement d’une pièce isolée. Telle une musicienne, elle les multiplie et les varie, avec d’infimes changements, jusqu’à épuisement de son matériau de base. Séries, répétitions, thèmes et variations, accumulations… tout concourt à remplir l’espace, aussi bien physiquement que mentalement. Enfin, si ses travaux sont d’évidentes métaphores de la peau humaine, d’une enveloppe, d’une sorte de sur-peau, ils en partagent aussi le caractère vivant, instable et évolutif. Déliquescence et transmutation, accumulation et solitude, révélation et instabilité, telles sont les caractéristiques essentielles de ses compositions… Il faut se rendre à l’évidence, même si elle prend des risques singuliers en recourant le plus souvent à des textiles et des vêtements féminins, ses travaux n’ont rien à voir avec ce que l’on désigne, de façon quelque peu péjorative, du terme de travaux de dames… Sauf à être aveugle ou insensible… |
 | Sarah Krespin, dans ses sculptures apparemment molles, fait écho aux incertitudes et aux craintes de notre époque. Ni figées, ni libres, mais comme prises dans des torsions convulsives, elles procèdent des trois règnes : minéral, végétal et animal. De sa formation à l’école Duperré, elle a gardé un tropisme pour le tissu, souple, froissé, mais rigidifié par le recours à une armature en fil de cuivre qui en fige la forme et en fait le monument mémoriel d’un geste unique, non reproductible, qui, même si elle voulait le répéter, ne produirait pas des résultats semblables. Elle s’est ainsi affranchie des normes qui prévalent dans l’enseignement de la bonne pratique du traitement du textile, avec ses tombés, ses plissés…, pour une approche qui recourt au froissé, au chiffonné et à la torsion, matérialisant une pulsion créatrice libérée des effets et des contraintes de la gravité… Le hasard tient une grande place dans son travail. Au-delà d’une impulsion initiale, ses œuvres semblent laissées à leur propre évolution organique, que l’on imagine non maîtrisée, imprévisible, à laquelle le spectateur aimerait contribuer en brisant le tabou du noli me tangere muséal. Ses pièces portent en elles une notion de lente évolution génésique, d’une œuvre à l’autre, mais aussi de chacune d’elles dans ses monstrations successives. Certains y verront des fossiles de temps immémoriaux, d’autres d’improbables chrysalides d’où émergeront des êtres insoupçonnés, certains encore, plus prosaïquement, des serpillères étreintes pour en évacuer l’eau, d’autres, enfin, les reliques d’une activité humaine rendue indéchiffrable par les affronts du temps. Le spectateur reste définitivement indécis devant ces objets hybrides qu’il peine à identifier et auxquels il n’arrive pas à attribuer une fonction ni une raison d’être. |
 | Dans la série des Horizons d’Elissa Marchal, deux rectangles de couleurs différentes – contrastées ou voisines – et de dimensions égales sont étagés verticalement sur une toile. Le fini est impeccable, lisse, presque réfléchissant… Dans chaque rectangle, l’intensité lumineuse de la couleur décroît quand elle s’approche de ses bords extérieurs et horizontaux. Un halo lumineux se crée alors à la jonction entre les deux plages, générant, malgré le minimalisme de la démarche de l’artiste, une profondeur quasiment illusionniste. La ligne de séparation des deux surfaces colorées se comporte alors comme la ligne d’horizon d’un improbable paysage. Une ligne apparemment en creux d’où sourd une aura. Cette ligne-lumière et son halo sont plus ou moins visibles selon la luminosité environnante. Elle impose un effort perceptif de la part du spectateur. Les lois de la physique traditionnelle voudraient que les deux masses colorées juxtaposées s’attirent, mais la lumière, suintant du mince sillon lumineux qui les sépare, provoque l’effet contraire. Il repousse les deux formes. L’équilibre de l’ensemble résulte ainsi de la conjonction de ces deux forces antagonistes : attraction et répulsion. Plus qu’une métaphore de l’écriture, cette ligne de séparation est donc une frontière, dans le plein sens de ce terme : un entre-deux, un inframince qui peut unir ou diviser, selon les circonstances, selon ce que l’on veut en faire… En notre époque où il est si souvent question de frontières, de leur ouverture ou de leur fermeture, le message d’Elissa Marchal ne manque pas de pertinence… |
 | Françoise Peslherbe, Troyenne de naissance et Briochine d’adoption, pratique le photomontage avec un humour corrosif et dévastateur, ce qui n’exclut pas, dans ses travaux, des pages d’attendrissement et de sentimentalisme. Elle observe ses semblables dans leur environnement urbain, saisit des expressions, des éclairages, des détails invisibles du plus grand nombre, les détourne et leur donne un tout autre sens. Chacune de ses photographies est un fragment d’une étude sociétale qui remet en cause les habitudes et la façon d’appréhender notre quotidien. Son discours traite ainsi de la place de l’humain dans l’inhumanité de la ville, des relations antagonistes entre des corps vivants et des constructions déshumanisées. Chez Françoise Peslherbe, les structures impersonnelles en béton, acier ou asphalte, la signalisation routière, le mobilier urbain deviennent éléments d’un monde irrationnel dans lequel des personnages colorés jouent une partition imprévue, se prêtent à des jeux apparemment futiles, mais avec l’application et le sérieux propres aux grands projets. Ses acteurs apportent une touche acidulée, inattendue et décalée, à la grisaille ambiante, entrouvrant ainsi la porte vers d’autres façons de regarder notre environnement. Et ceci, non sans une certaine poésie nostalgique. À sa manière, notre photographe transforme la banalité de lieux réels – connus ou familiers, même si on n’y fait assez peu attention – en cadres de récits fictionnels dont les multiples lectures potentielles restent ouvertes, laissées à la libre interprétation du regardeur. Elle nous suggère des débuts d’histoires. À nous de les développer et de les mener à leur terme. |
 | Lydie Regnier est surtout reconnue pour ses remarquables et foisonnantes productions en céramique – technique qu’elle enseigne – mais elle pratique aussi le dessin, la photographie, la peinture, la sculpture, l’installation… Quelle que soit la technique mise en œuvre, elle cultive des rencontres fortuites entre des éléments pour en souligner le caractère dérisoire en opposant, notamment, les notions de fragment et de totalité. Elle écrit : « Le terrain de mes recherches se définit par la constitution d’un environnement, tendu entre naturel et construit. Elles se développent dans un jeu de gestes confrontés à des matériaux […] Dans cette diversité de formes, je cherche à provoquer une circulation du regard en impliquant physiquement le spectateur. » Le regretté Bernard Point, grand admirateur et défenseur de son travail soulignait, dans les dessins de Lydie Regnier, son « penchant à collectionner et assembler phénoménologiquement les merveilles anodines de ce monde. » L’artiste prend un malin plaisir à contester la rigueur de l’espace, à provoquer des déséquilibres qui se résolvent en stabilité, à mettre en péril les situations réputées stables, à confondre les règnes animal et végétal, à brouiller les pistes visuelles, à suggérer le désordre à travers un ordre superficiel, à moins que ce ne soit le contraire… Lydie Regnier affirme que ses « choix sont guidés par une recherche d’adéquation entre des états intérieurs, des images, des matériaux et des gestes. Un jeu d’équilibre dans lequel les rapports entre formes, fonds, surfaces, juxtapositions et recouvrements, sont au service d’une coïncidence. » Il est question d’entropie, de l’impossibilité de faire retour en arrière, de reconstruire quelque réalité que ce soit à partir de sa représentation… Ce que propose Lydie Regnier, sans la moindre prétention ni ostentation, n’est peut-être, après tout, que la base d’une nouvelle éthique du regard… |
 | Pierre-Alexandre Remy se comporte comme un dessinateur, un dessinateur qui a réussi à s’abstraire du cadre étroit de la surface plane pour investir les trois dimensions de l’espace… Chez lui, la ligne, active et intrusive, n’est jamais asservie à un modèle, physique ou mental. Elle reste sous son contrôle. Il est seul maître à bord, décisionnaire unique pour guider l’œil du spectateur dans un voyage dont l’incertitude n’est réelle que pour le regardant. Ses chemins sont balisés mais seul l’artiste sait où ils mènent. Pas de redondance, comme dans les arabesques matissiennes, pas de fioritures mécaniques, comme chez les néobaroques, pas de place pour l’irréfléchi, encore moins pour l’inconscient… Et quand la couleur fait irruption, elle résulte d’une nécessité interne, souvent liée à la nature du matériau utilisé, plus que d’une quelconque volonté illusionniste. Pierre-Alexandre Remy se revendique pourtant sculpteur. Selon lui, ce qui distingue le dessinateur du sculpteur, c’est l’importance des matériaux assujettis à la gravité. Ils jouent un rôle crucial : bandes d’acier brut ou laqué, fragments de chaînes métalliques, rubans d’élastomère, verre, céramique… toujours des lignes, certes d’épaisseurs, de textures, de flexibilités et de souplesses différentes, mais des lignes, cependant. Les liaisons entre les différentes lignes matérielles, les attaches, sont de toute première importance. Toujours visibles, que ce soient des soudures, des rivets ou des plaques métalliques boulonnées, elles sont parties intégrantes de l’œuvre. Elles jouent, en quelque sorte, un rôle de rappel à l’ordre apportant un contrepoids matérialiste au risque d’hédonisme d’une ligne continue, trop parfaite. Elles se comportent comme les repentirs, les traces de gommage ou les restes de mise au carreau de certains dessins. Ces attaches bien présentes sont des postes-frontière, points de passage obligés, entre le monde de la création pure et la réalité tangible. |
 | Les premières œuvres de Sylvain Roche s’inscrivaient dans la tradition de l’abstraction géométrique. Depuis quelques années, il a opté pour un art dans lequel une figure, initialement indistincte, apparaît pour qui veut bien faire l’effort de concentrer son attention. Un oiseau émerge d’un fond généreusement et sensuellement empâté, une onctueuse boue colorée, selon les mots de l’artiste. Ses formats sont toujours modestes, incitant le regardeur à les manipuler pour mieux y faire pénétrer son regard… Ce parti pris, d’une certaine forme d’humilité prend le contrepied de la propension, fréquente chez les créateurs de notre temps, d’une monumentalisation de la peinture abstraite. L’artiste souligne le caractère autoréférentiel de ses productions : « Une peinture dont le sujet est elle-même. En un sens la peinture est l’image. […] Une peinture d’atelier, nourrie des peintures existantes et celles en devenir. La surface peinte est au cœur de la démarche, entre genèse et aboutissement. […] Une insignifiance recherchée. Seules restent la surface et la couleur, la quintessence de la peinture. Le regardeur finit l’image et s’en fait sa propre rhétorique, sensible si possible. […] L’acte de peindre pris comme une expérience, trouver un chemin et le quitter. S’arrêter sur un détail, voir la forme et à côté, un va-et-vient entre le dedans et le dehors. Un vocabulaire abstrait pour rendre visible une sensation d’un moment, un regard. Une posture immobile et silencieuse qui tend vers l’apparition d’un lointain, si proche soit-il. » |
 | La peinture de Julia Scalbert nous semble d’une flagrante évidence, d’une candeur patente, presque désarmante. Cette évidence, cette candeur sont, cependant, bien trompeuses car l’artiste n’a pas choisi le chemin de la facilité pour arriver à ses fins. Telle une équilibriste en perpétuel risque de chute mortelle, elle cultive une attirance, une sorte de tropisme pour les situations d’instabilité. D’instabilités, devrait-on dire, parce qu’elles sont multiples. Ni abstraites ni figuratives, ses représentations suscitent – successivement ou simultanément – une multitude de perceptions dont la certitude s’effondre dès que l’on croit en avoir cerné une. Les lectures se superposent ou s’enchaînent mais s’annihilent avant même que l’on ait pu pleinement les concevoir. Chez Julia Scalbert, la forme représentée peut se laisser reconnaître mais perd de son habituelle évidence au profit d’une réflexion sur la matérialité et l’organisation structurelle de la toile. Pour autant ces objets insaisissables et non identifiables n’ont rien d’insignifiant. Ils ont une présence forte et dérangeante, déstabilisante. On y décèle une sensualité exacerbée, un véritable plaisir de peindre, un corps-à-corps du créateur avec la matière pour tenter de donner forme à ce qui est d’essence fuyante, de rendre visible ce qui, par nature, ne peut pas être visualisé, de dire l’indicible, de peindre l’impeignable. Prégnance de l’invisible, de l’inconcevable, pourrait-on dire si l’on voulait risquer cet oxymore. Il s’agit, en effet, plus de signifier – dans le sens saussurien de ce terme – que de montrer, plus de suggérer que d’affirmer ou expliciter. |
 | Tout, dans les œuvres récentes de Marine Vu, semble se situer dans l’épaisseur infinitésimale du tégument pictural, dans cet inframince qu’évoquait Duchamp. On y décèle la volonté de confiner l’œuvre dans les limites bidimensionnelles du support, au point même d’abolir la traditionnelle opposition dialectique entre fond et forme, mais aussi de lui donner une troisième dimension. La monochromie blanche impose un silence qui prélude à un (re)commencement. On y pressent l’imminence de la survenance d’un quelque chose, indéfini, même pas suggéré, laissé à l’imagination du regardeur. Ce seront peut-être des fantômes à moins que ce ne soit le retour spéculaire de l’image du spectateur laissé à ses propres contradictions et invité au passage à l’action. Marine Vu alimente ainsi une réflexion sur l’essence même de la peinture, dégagée des règles de la perspective, des poncifs de la figuration mais aussi des canons de l’abstraction. Qu’en est-il d’une image qui n’en est pas une, apparaissant sur un fond dont elle ne se détache pas et dont la perception se forme et se déforme selon l’éclairage, l’angle de vue et l’orientation du support ? Ces formes difficiles à percevoir marquent un mouvement que les mots du commentateur ne peuvent que fixer dans un arbitraire désespérément réducteur. Marine Vu met en évidence les complexités et les ambivalences de toute figuration. Elle fait dialoguer dit et non-dit, intime et public, réel et virtuel, présence et absence… Elle souligne la fragilité de toute représentation, la dualité de l’image et sa plasticité aux regards que nous lui portons. |
 | Laura Zimmermann pratique la peinture et le dessin sans concession, entre violence et séduction. Ses œuvres exploitent les éléments de l’iconographie populaire de notre temps, qu’elle traite dans un geste nerveux et rapide, en feignant une facture maladroite, vite faite, à l’instar du street art. Elle dévoie cependant ces images en leur conférant une dimension universelle, génératrice, selon les séries, d’angoisse et de malaise ou de tendresse et d’empathie. On se souvient notamment de sa série La violence ordinaire qui représentait des enfants jouant avec des armes de guerre. La brutale sauvagerie de leur exécution révèle ou accentue la violence latente, sous-jacente mêlée de fragilité, des sujets. Les personnages nous interpellent, nous prennent à partie, nous provoquent en nous fixant d’un regard apostrophant, parfois souligné par un geste tout aussi suggestif. Les scènes les plus anodines peuvent tourner au drame et l’on cherche, désespérément le détail rassurant qui permettrait de dissiper l’incertitude, de faire taire l’angoisse, qu’elle se résolve en catastrophe ou en bonheur. En vain… Les dessins de sa série Amour nous offrent des images d’une apparente banalité, comme celles qui pourraient illustrer ces romans de gareNous sommes dans un siècle de l’image. Pour le bien comme pour le mal, nous subissons plus que jamais l’action de l’image) et de Goethe (Qu’est-ce que la poésie ? Une pensée dans une image ?) |