[…] l’étrangeté, qui est comme le condiment indispensable de toute beauté.
Charles Baudelaire[1].
Frédérique Callu s’est lancée très jeune, à corps perdu, dans la photographie, ne se fiant qu’à son instinct et à son intuition. Dès l’âge de douze ans, elle installe un laboratoire photographique dans un placard de sa chambre. Elle apprend alors, en autodidacte, compulsant des livres plus ou moins datés, les procédés de révélation et de tirage des clichés argentiques en noir blanc. Elle restera toujours fidèle à ce mode d’expression, qu’elle ne cessera d’approfondir et d’améliorer. Après avoir voyagé aux États-Unis et ailleurs, sans quitter son Nikon, elle se fixe à Paris et continue à perfectionner sa technique en suivant des cours du soir à la Sorbonne, tout en travaillant dans un laboratoire photographique professionnel spécialisé dans la recherche médicale.
En pleine ère de la photographie numérique, Frédérique Callu continue donc à s’attacher aux techniques traditionnelles de la photographie argentique : prise de vue, travail en laboratoire, retouches… Pour autant, ses productions n’ont rien de passéiste. Dans certaines de ses séries récentes, elles se manifestent à l’observateur avec la lucide acuité de constats d’enquêtes policières, de planches extraites d’un improbable roman-photo, d’arrêts sur image, de procès-verbaux de faits qui, pris isolément, n’auraient rien de spectaculaire… Et, cependant, l’atmosphère générale qui en émane est lourde de sens, sans que le regardeur puisse, a priori, en identifier les raisons ni les enjeux.
Son univers évoque l’inquiétante familiarité, l’Unheimiche[2] freudien, ce malaise né d’une désarticulation de la rationalité rassurante de la vie quotidienne. Peut-être, plus précisément, s’agit-il d’une inquiétante étrangeté car, à l’analyse, aucun des éléments constitutifs des images données à voir ne paraît anormal. C’est leur combinaison en un seul point de vue qui leur confère leur caractère singulier, paranormal. Le spectateur est alors entraîné dans une troisième dimension, plus psychique que réelle, plus imaginaire que rationnelle… De sa série récente Mind wanderings / Les errances de l’esprit, Frédérique Callu écrit en effet : « [elle] nous projette dans une autre dimension, vers la passerelle qui relie l’imaginaire et le rationnel. Voyages lointains ? Murmures d’évasions ? Ou fruit de votre imagination ? À voir[3]… »
Plus encore qu’à Freud ou à Jentsch, c’est plutôt aux travaux de l’ОПОЯЗ[4], la branche pétersbourgeoise des formalistes russes que les travaux de Frédérique Callu me font penser. En 1917, Victor Chklovski, fondateur de ce groupe de linguistes, dont fit partie Roman Jakobson, développe, dans son essai L’Art comme procédé[5], la notion de défamiliarisation (остранение), parfois traduite en français par étrangisation. Il s’agit du fait d’exprimer des choses communes dans une forme non-familière et étrange. Il me semble en effet licite d’étendre aux photographies de Frédérique Callu ce propos de Chklovski relatif à la poésie : « Je pense personnellement que la défamiliarisation est présente presque partout où il y a une image[6]. »
Chez Frédérique Callu, les images ne sont pas seulement des clichés photographiques. Elles sont aussi suggérées dans les titres qu’elle donne à ses tirages. Par exemple Chemin de traverse, Chemins buissonniers, L’antichambre de l’évasion, La chambre des lumières, La porte de l’humilité, Évasion ou Respiration…, pour ceux titrés en français, ou Neighbourhood, Pulp Fiction, The Way to Heaven, Yesterday, Behind the Grid, Boarding Time ou Breakfast in America…, pour ceux désignés en anglais. Ces dénominations suscitent des représentations imagées dans l’esprit du regardeur, lesquelles sont alors confrontées à ce qui est effectivement donné à voir. De cette nouvelle rupture dans la chaîne de rationalité, de cette collision de points de vue différents, naît une nouvelle cause de défamiliarisation, d’étrangisation. Moi, spectateur, je ne vois pas ce que je m’attendais à voir sur la base de la désignation de l’œuvre mais dois accepter que la proposition qui m’est faite a aussi sa pertinence, sa validité, sa valeur. Une façon de nous sensibiliser à une vision non univoque du monde, à accepter la différence… Ou plutôt de la différance de Jacques Derrida, lointain descendant, via le structuralisme, des formalistes russes évoqués ci-dessus, pour qui les signes ne peuvent jamais pleinement réaliser de suite ce qu’ils signifient, mais ne peuvent être définis que par le biais du recours à d’autres termes desquels ils diffèrent[7].
Pour ne prendre que deux exemples parmi beaucoup d’autres dans la production de Frédérique Callu, L’antichambre de l’évasion donne à voir, dans l’étagement de deux négatifs plans fusionnés en un seul, un lit défait devant la fenêtre de ce qui doit être une mansarde, les silhouettes de cheminées d’un immeuble urbain et un ciel diurne encombré de gros nuages éclairés, de l’arrière, par le soleil qu’ils occultent. Ailleurs, The Way to Heaven montre la cage d’escalier d’un immeuble haussmannien, avec son habituel tapis maintenu par des barres de cuivre, la colonne d’un ascenseur protégée par ses grilles en ferronnerie Art Nouveau, mais sans sa nacelle, probablement en cours d’ascension ou stationnée dans un étage supérieur, ce qui permet de distinguer le dessous de la volée de marches et l’arrière du colimaçon des degrés. Tout y serait presque banal si ce n’étaient la mention insolite Heaven, en lieu et place de l’affichage du numéro de l’étage où se situe la cabine, et la tapisserie murale qui, en lieu et place des insignifiants motifs coutumiers, déploie de nouveau un ciel nuageux, rétroéclairé par les rayons d’un invisible mais très présent soleil.
Tout donne à penser que Frédérique Callu use de la photographie comme d’un exutoire pour débarrasser son esprit de choses trop pesantes, trop présentes. Ou, plus précisément, comme elle le déclare : « pour les ancrer dans le présent, les fixer sur papier, probablement pour que cela soit moins lourd à la mémoire, et aussi pour les sublimer pour que ce soit plus doux[8]. » Elle se comporterait comme le déclarait Franz Kafka, apportant la contradiction à Gustav Janouch : « On photographie des choses pour se les chasser de l’esprit. Mes histoires sont une façon de fermer les yeux[9]. » Il s’agirait donc, chez notre artiste, de se rendre aveugle pour chasser des images statiques, des instantanés mémoriels, de se livrer à un exercice d’introspection – ou plutôt de rétrospection –, et non du déroulé d’une narration ayant un quelconque ancrage temporel ou historique. Elle adopterait ainsi le point de vue de Milan Kundera quand il déclare : « La mémoire ne filme pas, la mémoire photographie[10]. » Ou bien encore apporterait une réponse à l’interrogation de Patrick Modiano : « Pourquoi certaines choses du passé surgissent-elles avec une précision photographique[11] ? »
On pourrait donc, ici, évoquer une nostalgie fictive ou fictionnelle. Il s’agirait de la matérialisation visuelle d’un événement psychique unique et non reproductible, un arrêt sur image ou un flashback, que l’artiste chercherait à saisir dans sa volatilité, voire à idéaliser, car, Roland Barthes nous le rappelle : « Ce que la Photographie reproduit à l’infini n’a eu lieu qu’une fois : elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement[12]. » Et de poursuivre : « En elle, l’événement ne se dépasse jamais vers autre chose : elle ramène toujours le corpus dont j’ai besoin au corps que je vois ; elle est le Particulier absolu, la Contingence souveraine, mate et comme bête[13]… » Dans le cas des œuvres de Frédérique Callu, si on peut adhérer à la première partie de la proposition du sémiologue, la seconde est hors de propos. En effet, ses productions ne rétrécissent pas le champ d’intellection du regardeur vers un particulier quel qu’il soit mais, au contraire, l’élargissent et l’ouvrent en direction d’un monde qui s’apparente à l’utopie, à la chimère, qui a perdu toute matérialité, toute temporalité, tout hic et nunc… Notre artiste serait-elle donc plus peintre ou écrivain que photographe ?
Il y a aussi, dans le travail de Frédérique Callu, une forme de tentative de revalorisation de l’art photographique, une volonté de regain de cette dignité dont Marcel Proust fustige l’absence dans ses tentatives de fixer une réalité trop présente : « La photographie acquiert un peu de la dignité qui lui manque, quand elle cesse d’être une reproduction du réel et nous montre des choses qui n’existent plus[14]. »
Enfin, ce qui, au premier abord, impressionne le plus dans les photographies de Frédérique Callu, c’est la profondeur de ses noirs[15], souvent très denses, qui contribuent grandement à l’atmosphère de mystère qui les habitent. Ces univers tout baignés dans des jeux d’ombres d’intensités graduées me font penser à la technique de la gravure mais surtout au propos de Junichiro Tanizaki qui écrivait : « Quand les Occidentaux parlent des mystères de l’Orient, il est bien possible qu’ils entendent par là ce calme un peu inquiétant que secrète l’ombre[16]. » Ces mystères de l’Occident sont exemplifiés dans un cliché comme Neighbourhood : une plage d’un noir insondable dans lequel s’ouvrent trois petites fenêtres éclairées sur la façade d’un immeuble d’habitation, surplombées par une pleine Lune partiellement voilées par quelques nuages. Tout un potentiel fictionnel, une multitude d’aventures humaines laissées à l’imagination du spectateur et résumées, condensées, en ce qui s’apparente à un haïku visuel…
Qui pourrait mieux décrire la démarche de Frédérique Callu qu’elle-même : « Mon chemin : la création, offrir à voir un univers qui m’est propre[17]. » Et, sur ce chemin, elle nous prend par la main et nous guide, à notre corps défendant, mais pour notre plus grand plaisir…
Louis Doucet, avril 2023