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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 121 – octobre 2022  

  ISSN 2264-0363
 

Sylvie Houriez, la discrète
Contribution à un ouvrage consacré à son œuvre







Le Grand Cercle,
2004








Carcasses, 2010








Sans titre,
macparis printemps, 2016








Sans titre,
macparis printemps, 2016








Exposition fraise et framboise,
chapelle du collège des Jésuites d’Eu (avec Dominique De Beir),
Été 2013








Trois squelettes,
2019








Sans titre,
2010








Masque,
2018








Trophée,
2019








Trophée,
2019








Trophée,
2019








Trophée,
2019








Trophée,
2019








Limaces,
2018

Tout commentaire d’une œuvre est mauvais ou inutile,
car tout ce qui n’est pas discret est nul.

Emil Cioran[1]

Sylvie Houriez est une artiste discrète. Elle travaille sans relâche dans son atelier de Valenciennes, entourée de cartons dans lesquels elle a accumulé, au fil des ans, des séries de pièces textiles, de fourrure ou de passementerie, chinées dans des brocantes ou des vide-greniers, achetées à des fabricants qui veulent se débarrasser de leurs invendus ou données par des amis. Certaines de ces boîtes restent longtemps empilées avant que l’artiste, prise d’une inspiration fulgurante, en exploite le contenu pour créer des œuvres, toujours renouvelées, tout à fait imprévisibles et qui ne manquent jamais de surprendre le spectateur.

     Si j’en crois la citation de Cioran en exergue à ce texte, je devrais m’arrêter ici pour ne pas prendre le risque de sombrer dans la nullité qui frapperait d’emblée tout commentaire sur des œuvres d’art. Je ne le ferai pas, car le travail de Sylvie Houriez, trop rare, mérite d’être vu, commenté et apprécié. Pour m’autoriser à poursuivre, je me retranche derrière l’inébranlable discrétion naturelle de l’artiste en invoquant le propos de Florian : « Pour être aimé, soyez discret, la clé des cœurs, c’est le secret[2]. » ou encore, toujours à Cioran : « L’art d’aimer ? C’est savoir joindre à un tempérament de vampire la discrétion d’une anémone[3]. » L’image de la délicate anémone convient bien pour symboliser la fragile et séduisante subtilité des productions de Sylvie. Quant à son tempérament de vampire, je ne saurais en attester, si ce n’est dans sa détermination constante à exploiter et défendre ses idées plastiques, dans une démarche qui consiste à vider ses matériaux de base de toute leur substance originelle, à les anémier… pour leur insuffler une autre vie, une autre essence… À les vampiriser… Pacifiquement, cependant…

     J’avais d’abord vu et admiré ses œuvres, dans son atelier à l’étage de L’H du Siège, à Valenciennes, notamment son Grand Cercle, 2004, constitué de bas résilles en coton rose, repliés et soigneusement disposés au sol, à touche-touche, en un grand cercle qui faisait penser, selon la sensibilité ou l’imagination du spectateur, à une colonie d’actinies sur un fond marin, à des lotus roses sur un étang extrême-oriental ou encore au cœur d’une immense fleur d’héliotrope qui aurait subi une surprenante mutation génétique. Mais ce qui m’a convaincu de l’importance et de la singulière originalité du travail de Sylvie dans le paysage de l’art de notre temps, c’est son exposition personnelle – discrète, elle aussi –, en 2011, intitulée Imago, dans un espace privé à Paris. Karim Ghaddab, dont on sait l’acuité du regard et la pertinence de l’analyse, avait préfacé le petit catalogue édité à cette occasion. La plus impressionnante des pièces exposées était Carcasses, 2010, ensemble de maillots de corps en dentelle synthétique, roses eux aussi, suspendus comme des volailles plumées et vidées dans un improbable abattoir ou au-dessus de l’étal démesuré d’un volailler.

     Dans cette pièce, comme dans d’autres produites à cette époque, Sylvie prenait pour matière première des pièces d’habillement, souvent de la lingerie féminine, avec une prédilection pour les variantes de la couleur rose ou chair. Elle s’emparait de ces métaphores de peaux, désormais vidées de leur occupante, les déformait, les détournait, les coupait, les nouait, les suturait, les triturait, les contorsionnait, les démembrait et les remembrait pour produire des êtres étranges, animaux ou végétaux, à l’aspect insolite, dérangeant. De cette série rose, j’écrivais, en 2013 : « Des bonnets de soutiens-gorge roses, séparés, emboîtés les uns dans les autres, puis mis face-à-face, prennent l’aspect d’une plante carnivore ou d’un céphalopode d’une espèce inconnue, laissant son sillage – les bretelles – derrière lui. Des chaussons de nourrisson, roses, eux aussi, repliés sur eux-mêmes puis posés sur un coussin à broder noir évoquent une colonie de bigorneaux sur leur rocher, les gastéropodes ayant fait l’objet d’une curieuse transformation affectant leur couleur. Des nuisettes en dentelle synthétique, couleur chair […], appliquées au mur, participent d’un nouvel alphabet dont toutes les lettres seraient historiées comme les initiales dans d’antiques incunables[4]. »

     Plus tard, en 2016, Sylvie présentait une grande installation murale réalisée en juxtaposant des fragments de T-shirts roses pour fillette. Devant, au sol, une accumulation de gants en latex, blancs à l’intérieur et rouges à l’extérieur, mais présentés retournés, les doigts coupés, placée dans une cage en Plexiglas, ressemblait à un banc de pousse-pieds exilés sur un plancher en parquet. Dans les deux cas, ces pièces suscitaient des interrogations sur la nature de leur matériau, qui, quand il avait été identifié, provoquait, chez le regardeur, une forme de frustration devant le soudain évanouissement d’un sens qu’il pensait avoir saisi. Comme souvent, chez Sylvie Houriez, fascination, attraction et répulsion s’imbriquaient, magnétisant le regard et incitant au toucher…

     Dans ces pièces, comme dans les suivantes, ainsi que je le soulignais en 2013[5], l’esthétique désuète des sous-vêtements utilisés, rappelant plus ceux de nos grands-mères que les habits des icônes de l’érotisme contemporain, ravive le souvenir des peaux flétries et ridées de leurs anciennes propriétaires, des froufrous démodés, lesquels désarment immédiatement toute velléité d’association sexuelle. Ils véhiculent une idée de déliquescence, de désincarnation. Comme si l’âme d’une femme depuis longtemps transformée en cendres s’était substituée à son corps disparu et reprenait possession de son ancienne écorce.

* * *

Sylvie Houriez s’est progressivement écartée du recours à la lingerie féminine pour utiliser d’autres éléments d’habillement. Il n’en reste pas moins que, si ses matériaux constituent d’évidentes allusions à la peau humaine, à une enveloppe, à une sorte de sur-peau, ils en partagent aussi le caractère vivant, instable et évolutif. Ses œuvres procèdent ainsi de la révélation et de la réfutation : l’habit est d’abord manifesté, mais il est, dans un même geste, détourné de sa fonction originelle. Il se fait fourreau, étui, et peut prendre une dimension animale ou végétale, devenant porteur de plusieurs sens, réincarnant des personnalités différentes.

     Notre plasticienne se contente rarement d’un élément isolé. Elle procède le plus souvent par séries, exploitant, telle une musicienne, le même matériau, multiplié et répété avec de menues variations, jusqu’à saturation de l’espace physique, conceptuel et mental, à la manière du all-over de la peinture étatsunienne. Elle gagne ainsi en liberté en s’affranchissant de la notion de champ pictural. Il faut donc se rendre à l’évidence : même si elle recourt à des textiles et les modifie par des opérations de coupe, de couture, de surfilage… les travaux de notre artiste ont une dimension picturale qui s’inscrit dans le droit fil de l’art des XXe et XXIe siècles et ne ressortissent pas à ce que l’on désigne, de façon quelque peu dédaigneuse et péjorative, du libellé travaux de dames… y compris dans leurs variations plasticiennes comme celles d’une Annette Messager…

     Les œuvres de Sylvie peuvent prendre une dimension monumentale, comme lors de son exposition fraise et framboise, en collaboration avec Dominique de Beir, pendant l’été 2013, dans la chapelle du collège des Jésuites d’Eu. Elle avait suspendu, au centre de la nef de l’édifice, des guirlandes de charlottes rouges et de nuisettes blanches, comme d’immenses panaches de glaïeuls ou de lupins qui auraient pointé vers le sol. Le résultat était impressionnant. Dans un registre plus intimiste, dans Trois squelettes, 2009, des semelles de charentaises en élastomère, courbées, empilées les unes sur les autres, embrochées sur un fil, se transforment en colonnes vertébrales d’animaux préhistoriques, lointains ancêtres des girafes plutôt que des dinosaures… On pense aussi inévitablement à des prothèses et on éprouve presque, en les observant, de la douleur à imaginer les contorsions du dos soumis à de telles épreuves. Contraste entre la tension des semelles maintenues courbées de force et l’épine dorsale évoluant au gré des courants d’air et des mouvements des visiteurs.

     En 2014, dans une installation sans titre, treize guêtres de gendarme étaient alignées sur un socle. Les vieux cuirs patinés affectaient la préciosité de céramiques qui auraient été préservées dans la vitrine d’un musée archéologique. Je dois avouer que, au premier abord, quand je les avais découvertes dans l’atelier de l’artiste, j’avais été trompé par ces objets et qu’il a fallu que je les touche pour constater qu’il ne s’agissait pas de terre cuite. Exposés en 2014, ils avaient donné naissance aux mêmes interrogations, suivies d’étonnements teintés d’incrédulité, chez la plupart des visiteurs.

     Plus récemment, Sylvie Houriez a été influencée par les masques africains. Une de ses premières réalisations dans cet esprit, Masque, 2018, consiste en un chapeau de plage bariolé, un bob, simplement plié pour prendre la forme d’une figure de reliquaire Kota. Ce n’est que l’année suivante qu’elle développera pleinement cette nouvelle veine de son inspiration. Dans sa série des Trophées, 2017-2019, elle utilise des cols en fourrure naturelle récupérés dans des brocantes ou des braderies. Elle s’empare de ces peaux, deux fois abandonnées par leurs occupants successifs – l’animal tué et dépecé, puis la femme propriétaire du vêtement abandonné – et, par un simple jeu de pliage, les détourne pour produire des figures improbables à l’aspect insolite, dérangeant. Ce sont des effigies étranges qui peuvent renvoyer, successivement ou simultanément, à la statuaire extra-européenne – africaine ou océanienne – et à des figures d’animaux cauchemardesques. Ces œuvres se présentent encore comme des images d’une peau, d’une enveloppe corporelle deux fois vidée de son contenu et détournée de sa finalité, de sa raison d’être. On y constate un va-et-vient entre l’animal et l’humain, dans une forme de retour aux sources qui raterait son objectif, transformant, par exemple, une peau de renard en masque de ouistiti, après un passage par un rôle utilitaire de manteau ou d’étole pour une humaine. Les œuvres résultantes sont dans un état d’instabilité permanente, oscillant entre signifiant et signifié, entre construction et déconstruction, entre réalité et fiction. C’est ce qui leur confère un étrange don de fascination.

     Dans une exposition intitulée Animalité, organisée à l’Espace d’art Chaillioux de Fresnes en 2020, ces Trophées étaient accompagnés par deux curieuses créatures rampant au sol, datées de 2018. Je les avais découvertes, dans l’atelier de l’artiste, peu après leur création. Initialement sans titre, je les avais immédiatement désignées comme étant des Limaces, bien que les désignations de criquets, de sauterelles ou de mantes religieuses auraient pu leur être également attribuées. Ce sont deux manches détachées d’un manteau de cuir, laissant apparaître l’épaulette et un peu de doublure à leurs extrémités… Quiconque les découvre pour la première fois est pris d’un mouvement de recul, mélange de surprise, de dégoût et de curiosité… N’est-ce pas une des fonctions essentielles de l’art que de lutter contre cette indifférence mortifère que stigmatise Joseph Joubert[6] et qui habite un trop grand nombre des créations plastiques contemporaines ? Aux antipodes de la déroutante et féconde discrétion de Sylvie Houriez…

* * *

Comment caractériser le travail de Sylvie Houriez ? Ce qui s’impose de prime abord, c’est que, bien que s’inscrivant dans plusieurs courants de la création contemporaines, notre artiste les hybride, les combine, les intègre, y ajoute du sien pour produire une œuvre dont le caractère singulier s’impose d’emblée. Nous les avons évoqués dans les lignes qui précèdent. Faut-il les rappeler :

  • un regard probablement[7] féminin sur le monde, mais dégagé de tous les poncifs du discours féministe à la mode ;
  • le recours systématique au recyclage et au détournement, dans un processus qui doit aux idées écologiques, quasiment de rigueur dans la création contemporaine mais traitées sous forme d’allusions et de sous-entendus plutôt que de pseudo-évidences assénées à la face du regardeur ;
  • un langage métaphorique dans lequel les notions de peau, d’écorce, d’enveloppe, d’étui sont omniprésentes, sans pour autant saturer le champ sémantique, laissant ouverte la porte à de multiples lectures autres ;
  • une réflexion sur le caractère cyclique des objets à travers différents règnes et s’exprimant par la porosité entre minéral, végétal, animal et humain et leur interpénétration plus ou moins pacifique ;
  • une matérialisation plastique subtile des notions de mutation, de mue, de métamorphose et d’hybridation ;
  • une sensibilisation aux questions de génétique et aux risques de manipulations qui lui sont associés ;
  • le recours à la surprise suivie de révélation, d’attraction et de répulsion, en un processus d’épiphanie de l’objet ;
  • la polysémie et l’évidence posées en couple dialectique potentiellement réconciliable… et réconcilié dans ses œuvres, à travers un rare processus de glissement qui fait alterner affirmation et évanouissement du signifié ;
  • la sollicitation du sens du toucher, de l’optique au haptique ;
  • des influences extra-européennes dûment assimilées mais jamais copiées ;
  • une pratique souvent sérielle, mais infiniment variée ;
  • une extension spatiale du champ pictural, dans la descendance de certaines tendances étasuniennes des années 1950, mais revue à l’aune de l’Arte povera ;

Ce cocktail potentiellement explosif marginalise de fait Sylvie Houriez qui, soucieuse et fière de sa liberté, refuse de s’enrôler sous une seule de ces bannières. Ce positionnement hors-normes fait d’elle un isolat dans le panorama de la création plastique contemporaine… Ce qui ne lui déplaît pas et satisfait pleinement son penchant naturel pour la discrétion…

* * *

Je sens que je dois m’en tenir là, pour éviter de m’enliser dans la nullité promise par Cioran ou d’être taxé d’un prosélytisme intempestif. Le plus simple sera, pour le lecteur, de consulter le présent ouvrage, dans lequel des fragments de gaines ou de corsets se transforment en chrysalides de gigantesques insectes ou en mues de serpents, des bonnets de soutiens-gorge en étoiles de mer, en coquillages, en poulpes ou en bustes, des liquettes en raies géantes, des mi-bas en cage thoracique ou en pis de vaches, des écheveaux de laine synthétique en lapins verts… et bien d’autre merveilles qui ne manqueront pas de vous surprendre et de vous étonner…

Louis Doucet, mai 2022



[1] In Syllogismes de l’amertume, 1952.
[2] In Galatée, 1783.
[3] Op. cit.
[4] In Subjectiles IV, 2013.
[5] Ibidem.
[6] « L’indifférence donne un faux air de supériorité. », in Carnets, publication posthume 1938.
[7] J’écris probablement car, n’étant pas femme, mon avis est peu pertinent.

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