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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 120 – septembre 2022  

  ISSN 2264-0363
 

🎂 🎂 🎂 🎂 🎂   10 ans de Poil à gratter…   🎂 🎂 🎂 🎂 🎂

Jeanne Cardinal







Smart à la plage, 2018



Coucher de soleil, 2018


Martial Raysse



Soudain l’été dernier, 1963



Raysse Beach, 1962


OQNI, 2019










Mariage d’inclination, 2019








Turnover, 2016






Je t’ai prise pour mon ombre, 2019


Glace à la violette sur lit de lumière bleue


Royaume vert Royaume bleu


Sans titre


D’intérieur s’entoure, 2020






Stra’s Mirror, 2020





Résidence à L’ du Siège, Valenciennes, 2022










Dessins


Communication intertoiletaire, 2019


L’Odyssée torride, 2019


Lavomagic, 2019


Coco éclat, 2019

Ce n’est point dans l’objet que réside le sens des choses, mais dans la démarche.
Antoine de Saint-Exupéry[1]

Dans le cadre de ses études à l’École Nationale Supérieure d’Art de Limoges, pour l’obtention de son DNSEP[2], Jeanne Cardinal avait rédigé, en 2017, un mémoire intitulé La place de l’objet dans la sculpture. Depuis lors, la jeune artiste n’a cessé de tenter de répondre à cette interrogation, y contribuant par des points de vue personnels, originaux et souvent dérangeants. Ceci n’est pas un hasard car sa formation initiale de designer l’avait amenée à concevoir des pièces à destination utilitaire. C’est donc assez naturellement qu’elle a poursuivi dans cette voie en intégrant les objets les plus divers dans ses créations de plasticienne.

     Jeanne Cardinal commence son travail par la collecte d’ustensiles domestiques banals qu’elle choisit pour leur capacité à se combiner avec d’autres, a priori sans rapport avec eux. Sa démarche vise à dé-fonctionnaliser ces objets pour en faire de simples formes, bases de son vocabulaire plastique. De ces éléments, elle écrit : « Fabriqués par l’homme pour servir aux besoins de l’homme, omniprésents dans nos vies, ils sont le miroir de l’époque. En les détournant de leur usage premier, en m’en servant comme matériaux d’exposition, ils me permettent d’interroger tant les pratiques de la société que celles de l’art[3]. »

     Smart à la plage, 2018, est emblématique de cette démarche. Un pied de lavabo en céramique, bleu, placé horizontalement, est prolongé symétriquement par son double en papier mâché, gris. Le tout est posé sur un socle habillé de papier vinyle de décoration, partiellement recouvert d’un aplat de peinture jaune. La partie reconstituée, symétrique de la colonne de lavabo, se comporte comme le reflet spéculaire de la pièce émaillée, un reflet dans un miroir polarisant qui lui a fait perdre sa couleur. Ce souci de symétrie se retrouve dans Coucher de soleil, 2018, installation murale, constituée de photographies d’éléments de verrerie, dévoyés de leur usage, et de papier vinyle à usage décoratif. Ces deux pièces recréent bien l’atmosphère chaude et joyeuse d’une plage estivale ensoleillée. On y retrouve l’esprit quelque peu iconoclaste des œuvres balnéaires de Martial Raysse du début des années 1960, par exemple Raysse Beach, 1962, ou Soudain l’été dernier, 1963. Chez Jeanne Cardinal, comme chez son aîné, les objets se dédoublent dans leurs images, puis se combinent avec elles, invitant le regardeur à s’interroger sur la réalité ou l’apparence des choses et de leurs représentations. Le tout dans un tourbillon ludique qui pousse à la réflexion, sans en avoir l’air…

     Depuis 2019, dans ses OQNI – Objets du Quotidien Non Identifiables – Jeanne Cardinal s’intéresse au vide à l’intérieur des ustensiles qu’elle récupère, à leur contretype spatial. Elle le moule en béton. Une façon de rendre visible, de matérialiser, ce qui est certes perceptible mais demeure invisible. Les œuvres résultant de ce processus de fossilisation d’objets bien contemporains mettent à l’épreuve les facultés cognitives du regardeur. Il peine – quand il y arrive – à identifier ce dont il s’agit. Quand il le peut, il prend brutalement conscience de la distorsion entre un produit du design contemporain et un aspect géologique multimillénaire. Je ne peux m’empêcher de penser au propos de Ralph Waldo Emerson, quand il écrivait : « Le langage est de la poésie fossile[4]. » Ici, chez Jeanne Cardinal, dans un processus en miroir de celui du chef de file du transcendantaliste étatsunien, le banal prosaïque se fossilise pour donner naissance à un langage poétique. Il transfuse une âme à des choses qui n’en avaient pas, faisant écho aux vers de Lamartine :

         Objets inanimés, avez-vous donc une âme
         qui s’attache à notre âme et la force d’aimer[5] ?

     L’artiste présente ses moulages, dont les modèles sont devenus méconnaissables, au sol, isolés ou en groupes, dans des installations qui les rendent encore plus énigmatiques. Le spectateur, qui n’a souvent que le titre de l’œuvre comme repère est amené, pour s’orienter, à porter un regard autre sur son environnement quotidien, à se projeter dans un imaginaire insoupçonnable de prime abord. Quand ils sont disposés sur une nappe diffuse de quartz noir pilé, disséminés sur une vaste surface, les OQNI semblent en lévitation, comme dans un espace interstellaire, mettant en évidence la légèreté qui leur fait naturellement défaut. En brouillant délibérément les pistes cognitives, Jeanne Cardinal libère le potentiel latent de ces objets. Au-delà de leur fonction utilitaire originelle, elle suggère de nouveaux usages imaginaires ou bien leur contribution à des histoires improbables tout droit sorties de son imagination. André Breton, dès 1924, insistait sur cette capacité onirogène des choses : « Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd. L’homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage, et que lui a livrés sa nonchalance, ou son effort[…][6]. »

     On pourrait s’arrêter ici dans l’évocation du travail de Jeanne Cardinal. Ce serait négliger un pan entier de sa portée et de sa dimension délicatement transgressive, si je peux me permettre cet oxymore.

     En pérennisant en béton des objets initialement fabriqués en matière plastique ou dans des matériaux industriels difficilement recyclables, Jeanne Cardinal veut perturber nos relations avec ces ustensiles dont l’intérêt est souvent dérisoire par rapport à leur contribution négative à la stabilité de nos écosystèmes. Elle interroge ainsi les rôles respectifs des pratiques quotidiennes et de la démarche artistique. Plus globalement, elle dynamite – de façon très pacifique, mais néanmoins corrosive – les structures de notre réalité domestique. Elle les duplique, les réplique, changeant leur nature et leur consistance, tant dans l’espace que dans le temps, au point de nous faire douter de leur matérialité. C’est donc à une forme de jeu de miroirs déformants de notre époque que le regardeur est confronté, l’obligeant, s’il est un tant soit peu honnête, à questionner sa propre relation à ces produits de consommations, souvent inutiles, mais aussi à sa propre relation au temps et à l’espace. Non sans une dose d’humour, par exemple quand l’artiste applique des notices de montage de meubles IKEA à l’assemblage de formes hétéroclites pour donner naissance à des structures incongrues, déroutantes, qui remettent en cause les principes de la logique la plus élémentaire.

     Dans sa démarche, Jeanne Cardinal désamorce, par distanciation, la potentielle dimension affective de certains ustensiles qu’elle utilise. Inversement, pour d’autres objets, les plus nombreux, sans contenu émotionnel a priori, son processus dé-réifie les choses en leur conférant, à rebours du processus décrit par Walter Benjamin[7], au sujet de la reproductibilité technique, l’aura qui leur faisait naturellement défaut. Dans les deux cas, des équipements initialement confinés à un usage domestique – arrosoir, égouttoir, verre-doseur, applique, chandelier, presse-agrumes, sucrier, pot de chambre, vases, abat-jours… – changent de mode de présence et gagnent en universalité. Ils mettent à l’épreuve le spectateur, stimulant ses mécanismes de reconnaissance des formes ainsi que sa capacité à (re)construire un imaginaire à partir de matériaux d’une banale matérialité.

     Plus généralement, les étapes de la découverte d’un des OQNI de Jeanne Cardinal me font penser à la lecture de la poésie de Mallarmé. En première approche, s’impose une atmosphère floue, euphorisante ou déprimante, selon les cas, fondée sur des associations libres d’idées… Puis on découvre, par analyse, par hasard ou en consultant la notice, la nature du modèle dont la pièce est le contretype… On peut alors la nommer… Cette phase de nomination fait alors basculer la perception dans une toute autre dimension, ouvre grand les portes de l’imaginaire. Le poète décrit fort bien la chose : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve[8]. » Suggérer, pour le créateur, deviner peu à peu, pour le regardeur, tel est l’enjeu essentiel des OQNI

     Dans Mariage d’inclination, 2019, Jeanne Cardinal juxtapose des paires d’objets de décoration, quelque peu désuets, voire franchement kitsch, en verre coloré ou en céramique, du genre de ceux que l’on trouve dans les vide-greniers, sur des décharges ou chez Emmaüs. Les regroupements s’organisent par affinités formelles. Les objets présentés sont doublés par leur silhouette – forme ou contre-forme –, souvent à l’aspect de toupie, découpée dans des planches en contreplaqué. Il se forme ainsi des couples d’objets dont la proximité dans la différence est soulignée par leurs reflets, solidifiés en bois, comme s’il s’agissait de relations amoureuses entre des humains. Pour moi, ces affinités électives font écho au roman du même titre[9] de Goethe, dans lequel l’auteur du Traité des couleurs[10] analyse et décortique les relations humaines et propose un modèle scientifique pour en expliquer la complexité. Déjà, dans Turnover, en 2016, Jeanne Cardinal avait matérialisé une première étape de ce travail sur les proximités affinitaires en mettant en scène non pas des assemblages – apparemment incongrus mais plastiquement probants – d’objets eux-mêmes mais leurs reproductions photographiques, adossées au pied d’un mur. Ici encore, un va-et-vient incessant entre l’objet et son image constitue le nœud de la réflexion de l’artiste.

     Pour bien comprendre la dilection de Jeanne Cardinal pour le moulage et le recours au plâtre, à la terre ou au papier mâché, il suffit de rappeler sa formation initiale de céramiste aux Beaux-Arts de Limoges… Pour apprendre à mieux en transgresser les règles… Ainsi, dans l’installation Je t’ai prise pour mon ombre, 2019, Glace à la violette sur lit de lumière bleue associe plâtre teinté, photographie imprimée et dessin découpé, Sans titre combine pâte à modeler, papier et paillettes, Royaume vert / Royaume bleu assemble miroirs et porcelaine teintée dans la masse… Plus récemment, en 2020, D’intérieur s’entoure, réunit des objets en inox noir, des tissus plissés et des sculptures en papier.

     En 2020, Star’s Mirror, se présente comme un ensemble de vingt poêles à frire, débarrassées de leur manche, exposées au mur, comme autant de hublots ou de miroirs dont le fond ne réfléchit rien mais montre des photographies circulaires d’ustensiles de cuisine. Ces images détourées, en noir et blanc sur fond noir, rappellent la représentation des soucoupes volantes dans la littérature de science-fiction, des OVNI… Leur juxtaposition évoque simultanément ou successivement un ciel nocturne étoilé, une escadrille d’engins extraterrestres passés à l’attaque de notre planète ou bien encore un improbable archipel intergalactique.

     Plus récemment encore, en 2022, lors d’une résidence de recherche à L’H du Siège, à Valenciennes, Jeanne Cardinal a parcouru cette ancienne région minière dont l’activité extractive passée ne se manifeste plus que par des terrils. Elle a joué sur la proximité phonétique de ce mot avec terre-île pour développer toute une méditation sur les formes coniques, îlots, volcans, montagnes, tumulus, atolls, mais aussi sur le feu, l’entassement, le noir, le charbon, la mine… et le regard que l’on porte sur eux… Sans nul doute, ces observations et les réflexions qu’elles ont entraînées seront sources de nouvelles réalisations qui continueront à nous surprendre…

     Il serait injuste de s’arrêter ici et de ne pas mentionner les réalisations graphiques de Jeanne Cardinal. Ses dessins au pastel, agrémentés ou non de collages d’images découpées, ont une dimension sculpturale qu’elle souligne elle-même : « Ma pratique du collage m’amène à libérer les objets, par le biais de l’image, de ce qui les caractérise, particulièrement de leur fonction. Je joue, j’intervertis, j’augmente, j’associe, j’imagine une composition sur la feuille comme je projetterais des sculptures dans l’espace. Quand l’incongruité des rencontres qui se fait en images me plaît, elle est souvent ensuite le point de départ d’une réflexion, d’une idée qui pourra exister en trois dimensions[11]. » Pas de différence essentielle, donc, avec sa pratique en volume. Le dessin lui donne cependant un degré de liberté supplémentaire en lui permettant de s’affranchir de la notion d’échelle et de provoquer la rencontre, pas si fortuite[12] que cela, d’objets qui n’auraient aucune possibilité de s’accoupler dans la vraie vie… Quel que soit son mode d’expression et la technique qu’elle retient, Jeanne Cardinal est donc devenue maîtresse dans l’art d’un détournement onirique qui nous réconcilie avec la banalité de notre quotidienneté.

Louis Doucet, avril 2022



[1] In Citadelle, posthume 1948.
[2] Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique.
[3] Dans son dossier de présentation, 2021.
[4] Language is fossil poetry, in Essays – Second Series, The Poet, 1844.
[5] In Harmonies poétiques et religieuses, 1830.
[6] In Premier manifeste du surréalisme, 1924.
[7] In L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1935.
[8] Réponse au questionnaire de Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, 1891.
[9] Die Wahlverwandschaften, 1809.
[10] Zur Farbenlehre, 1810.
[11] Op. cit.
[12] On pense évidemment à la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! de Lautréamont, in Les Chants de Maldoror, VI,1, 1869.

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