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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 118 – juillet 2022  

  ISSN 2264-0363
 

Les sculptures tissées de Sarah Krespin





Mutations





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Il était un pauvre serpent qui collectionnait toutes ses peaux. C’était l’homme.
Jean Giraudoux[1]

Sarah Krespin, dans ses sculptures tissées, ses Mutations, apparemment molles, fait écho aux incertitudes et aux craintes de notre époque. Ni figées ni libres, mais comme prises dans des spasmes convulsifs, elles procèdent des trois règnes : minéral, végétal et animal. De sa formation à l’École Duperré, elle a gardé un tropisme pour le tissu, souple mais rigidifié par le recours à une armature en fil de cuivre qui en fige la forme et en fait le monument mémoriel d’un geste unique, non reproductible, qui, même si elle voulait le répéter, ne produirait pas des résultats semblables.

     Sarah Krespin s’est rapidement affranchie des normes qui prévalent dans l’enseignement de la bonne pratique du traitement du textile, avec ses tombés, ses plissés…, pour une approche qui recourt au froissé, au chiffonné et à la torsion. Elle s’intéresse à la matérialisation du geste créateur, libéré des effets et des contraintes de la gravité… De ce point de vue, elle s’oppose à la vision de Gilles Deleuze qui, commentant la philosophie de Leibniz, fait du pli un critère du baroque. Elle se situerait donc plutôt du côté du rococo d’un Fragonard que de l’orthodoxie baroque d’un Bernin. Elle ne renie cependant pas les conclusions de Deleuze : « les plis du vêtement prennent autonomie, ampleur, et ce n’est pas par simple souci de décoration, c’est pour exprimer l’intensité d’une force spirituelle qui s’exerce sur le corps, soit pour le renverser, soit pour le redresser ou l’élever, mais toujours le retourner et en mouler l’intérieur[2] » Extérieur et intérieur sont effectivement deux notions antagonistes qui hantent son travail, avec une focalisation sur la frontière entre ces deux espaces : la peau, l’écorce, la carapace… Elle engage le spectateur à déplier, à défroisser mentalement ses structures pour en découvrir l’essence. Sa démarche fait encore référence à Leibniz, notamment quand il écrit : « On pourrait connaître la beauté de l’univers dans chaque âme si l’on pouvait déplier tous ses replis, qui ne se développent sensiblement qu’avec le temps[3]. »

     Nous nous situons, ici, dans le registre de la révélation ou, plutôt, de la manifestation d’une réalité partiellement cachée, d’une épiphanie, au sens étymologique de ce mot, notamment telle que Jacques Maritain la lie à l’intervention humaine : « L’action est une épiphanie de l’être[4]. » Il n’est plus question, comme dans la pratique textile généralement enseignée et mise en œuvre, de paraître, d’apparence mais d’apparition, de sublimation d’un vide, invisible aux yeux et, cependant, source de fantasmes[5], telle qu’Anaxagore, cinq siècles avant notre ère, l’évoquait : « tout ce qui se manifeste est vision de l’invisible[6]. »

     Le hasard tient une grande place dans le travail de Sarah Krespin. Au-delà d’une impulsion initiale, ses œuvres semblent laissées à leur propre évolution organique, que l’on imagine non maîtrisée, imprévisible, à laquelle le spectateur aimerait contribuer en brisant le tabou du noli me tangere muséal. Le titre même de ces pièces, Mutation, porte en lui cette notion de lente évolution génésique, d’une œuvre à l’autre, mais aussi de chacune d’elle dans ses monstrations successives. Certains y verront des fossiles de temps immémoriaux, d’autres d’improbables chrysalides d’où émergeront des êtres insoupçonnés, certains encore, plus prosaïquement, des serpillères étreintes pour en évacuer l’eau, d’autres, enfin, les reliques d’une activité humaine rendue indéchiffrable par les affronts du temps. Le spectateur reste définitivement indécis devant ces objets hybrides qu’il peine à identifier et auxquels il n’arrive pas à attribuer une fonction ni une raison d’être.

     Organiques et évolutives, les structures, apparemment figées, mais potentiellement vivantes, de Sarah Krespin évoquent le caractère cyclique de certaines transformations du règne animal, notamment le processus de desquamation chez des reptiles. On peut les lire comme des mues de serpents de grandes dimensions, lesquelles suscitent simultanément attraction et répulsion. On pense aux vers de Boileau :

     Il n’est point de Serpent, ni de Monstre odieux
     Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux.
     D’un pinceau délicat l’artifice agréable
     Du plus affreux objet fait un objet aimable[7].

Reliques d’un serpent humanisé, qui renvoient à l’Homme, comme le souligne Giraudoux, mais aussi traces d’un geste unique, celui de l’artiste, dont l’incomplétude définitive, dûment assumée, appelle une suite, une continuation laissée à l’initiative du regardeur…

     Si l’on veut oser une analogie scientifique, les travaux de Sarah Krespin ressortissent à une physique des états intermédiaires. État mésomorphe, matière molle… sont, en effet, des termes qui pourraient s’appliquer à ses sculptures tissées. Il en résulte, chez le spectateur, un sentiment d’incertitude, d’instabilité, d’indéfinition, de non-fini, d’un entre-deux difficile à appréhender dans son intégralité. Les formes proposées au regard semblent mouvantes, malléables, fugitives, incertaines, en perpétuelle redéfinition, à la recherche d’une stabilité, d’une assise qu’elles récusent cependant. On peut faire un parallèle avec le processus mémoriel. Les fils métalliques constituent une ossature sur laquelle se déploie la nappe de tissu, froissée, tordue, chiffonnée, aussi variable et malléable que le sont les souvenirs de faits, de situations, de configurations d’événements réels du passé. Le factuel du métallique, recouvert par la fluctuante et variable aura du souvenir… Belle métaphore…

     Axel Fried, dans un intéressant texte consacré au travail de Sarah Krespin, souligne : « elle s’intéresse autant à la technique et aux possibles offerts par le textile qu’aux interrogations contemporaines sur la place de l’incertitude dans l’art. S’opposant frontalement à l’idée d’une forme finale et définitive de l’œuvre, elle considère avant tout la sculpture comme un élément organique et évolutif. La forme qui est donnée à voir au cours d’une exposition n’est qu’un état physiquement arrêté d’une idée en transition. […] Il initie un travail qui n’est jamais préconçu et intervient au sein du processus de création à la fois comme conceptualisation et comme matérialisation d’une émotion ou d’une idée. L’œuvre est un dialogue intime autant qu’une interrogation. Dans quelle mesure peut-on donner corps à des incertitudes[8] ? »

     Ce faisceau d’ambiguïtés se déploie dans plusieurs registres imbriqués et pose autant de questions qui restent sans réponses évidentes : vide ou plein, solide ou mou, figé ou évolutif, vivant ou mort, animal, végétal ou minéral, habité, inhabitable ou habitable, passé, présent ou futur… Dans ces situations d’incertitude, on pourrait évoquer Pascal et son constat désabusé : « Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu’incertitude[9]. » ou les affres de Musset : « L’incertitude est de tous les tourments le plus difficile à supporter[10]. », ce qui pourrait pousser l’artiste dans une très sartrienne désespérance : « Je préfère le désespoir à l’incertitude[11]. » Sarah Krespin ne se laisse entraîner par aucune de ces considérations. Elle n’abandonne pas… Elle prend acte de l’indétermination, la cultive et l’exploite comme un moyen de matérialiser, de donner corps à un propos, à une émotion, à une hésitation, à des conflits intérieurs. Chez elle, le geste prolonge un discours intime, silencieux, solitaire, en une démarche de résistance. Elle fait montre de résilience face à une inexorable fatalité, à un état des choses qu’elle conteste, remet en cause, tout en laissant une part significative au hasard, au cours imprévisible du temps et de son action destructrice. La même œuvre prendra des formes différentes à chaque installation, car elle porte en elle et dans son processus de réalisation une dose d’imprévisible que l’artiste se plaît à exploiter, à mettre en valeur.

     Sarah Krespin se positionne ainsi en équilibriste tiraillée entre une volonté d’expression constructive et un abandon à un hasard générateur d’entropie, moteur d’une inéluctable destruction, d’une inévitable dissolution. Ses œuvres condensent le temps. Elles le coagulent. Elles font coexister, dans l’esprit du regardeur, des images de fossiles antédiluviens avec des images de chrysalides vidées de leur contenu, des promesses d’avenir et des constats de vacuité, la Nature éternellement renouvelée et l’action destructrice de l’Homme. Chez elle, le végétal ou l’animal, vivant ou mort, recouvre et transfigure le métal…

     Il ne subsiste que le geste du créateur et sa volonté de dépasser les contingences pour proclamer des vérités qui transcendent des contraintes réelles ou imaginaires. Ce qui est certain, c’est que Sarah Krespin ne se laisse pas gagner par l’ennui, la résignation ou le sentiment d’impuissance. Voltaire a écrit : « L’homme est né pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude ou dans la léthargie de l’ennui[12]. » Elle a choisi les convulsions inquiètes plutôt que le confort anesthésiant de l’abandon et de l’oubli. En ceci, elle épouse la position d’André Breton : « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas[13]. » Elle refuse la position nietzschéenne de l’art considéré comme une thérapie[14], cultivant et exacerbant des dualités, des instabilités, des questionnements angoissants demeurant éternellement sans réponse. Pour elle, seuls le geste et ses effets, se substituant au discours, peuvent faire progresser dans le chemin d’une connaissance de l’autre et de soi-même.

     Ces mouvements convulsifs, si prégnants dans ses œuvres, évoquent aussi les empreintes exposées dans le musée de Pompéi, les images de ces êtres, humains ou animaux, qui ont été saisis en pleine action par l’éruption du Vésuve. Les moulages ont été réalisés en versant du plâtre liquide dans les espaces vides laissés par la décomposition des corps dans les couches de pierre ponce et de cendres compactées. Ce sont donc, comme les sculptures tissées de Sarah Krespin, des matérialisations de fantômes de présences vivantes disparues. Ceci nous rappelle que la sculpture, même la plus abstraite ou la plus démesurée, fait toujours référence, qu’on le veuille ou non, à l’image du corps d’un modèle vivant, réel ou fantasmé.

     Que trouve-t-on donc dans les sculptures tissées de Sarah Krespin ? Anachronisme ou coagulation du temps ? Résilience ou abandon ? Construction ou déconstruction ? Tout cela à la fois mais, avant tout, la volonté, peut-être désespérée – et désespérante –, de donner corps à nos doutes existentiels, à notre vertige devant un avenir ne laissant qu’un infime, mais tenace, soupçon d’espoir… À saisir au plus vite…

Louis Doucet, février 2022



[1] In Sodome et Gomorrhe, 1943.
[2] In Le Pli Leibniz et le Baroque, 1988.
[3] In Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, 1714.
[4] In Humanisme intégral, 1936.
[5] Les φαντάσματα que Platon évoque dans le livre VI de La République, ca -380
[6] In Textes, 500-428, avant J.-C.
[7] In L’Art poétique, 1674.
[8] Site de l’artiste : https://sarahkrespin.tumblr.com/about.
[9] In Pensées, publication posthume, 1669.
[10] In La Confession d’un enfant du siècle, 1836.
[11] In Le Diable et le Bon Dieu, 1951.
[12] In Candide ou l’Optimisme, 1759.
[13] In Nadja, 1928.
[14] « La mission suprême de l’art consiste à libérer nos regards des terreurs obsédantes de la nuit, à nous guérir des douleurs convulsives que nous causent nos actes volontaires. », in La naissance de la tragédie, 1872-1886.

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