Cliquer ici pour visualiser le message dans votre navigateur

Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 84 – septembre 2019  

  ISSN 2264-0363
 

Alexia Chevrollier – Disparition progressive

































L’invisible, ce n’est la disparition, mais la délivrance du nuisible.
Yves Bonnefoy[1]

Lorsque Georges Perec publia son roman La disparition, en 1969, plusieurs lecteurs, dont j’étais, – et même quelques critiques littéraires – ne découvrirent pas de prime abord l’absence de la lettre e dans les quelque trois cents pages du texte. J’étais pourtant familier des travaux de l’OuLiPo et pressentais quelque chose d’anormal dans la rédaction mais ce n’est que vers le milieu de l’ouvrage que son caractère lipogrammatique s’est imposé à moi. J’ai alors repris ma lecture depuis le début. Il en a été de même lors de mon premier contact avec l’œuvre d’Alexia Chevrollier, et notamment avec sa Disparition progressive, 2019.

    Les œuvres d’Alexia Chevrollier sont réalisées avec des matériaux bruts que l’artiste ne cherche pas à enjoliver mais plutôt à animer en révélant leurs caractéristiques et qualités essentielles. Elle leur applique un certain nombre d’opérations et de gestes élémentaires, selon des protocoles prédéfinis, mais qui laissent cependant place à l’improvisation et au hasard. La terre crue figure parmi ses matériaux de prédilection. Elle la pétrit pour produire des formes dont on ne saurait dire si elles relèvent du règne minéral, végétal ou animal. Empilées dans des structures verticales instables, elles se muent en colonnes fragiles qui portent en elles les marques de leur fabrication, mais aussi les prémices de leur inéluctable effondrement, annoncé par les évolutions chromatiques de la terre au fur et à mesure de son séchage.

    Disparition progressive se présente comme un ensemble de cinq colonnes, de hauteurs inégales, en terre crue, retenues par une armature métallique centrale et posées sur des plaques de fer circulaires. Elles sont installées devant deux toiles, peintes avec une émulsion de limaille de fer, d’eau et de sel, accrochées à touche-touche, à angle droit dans un coin de la salle d’exposition. Au premier abord, cette œuvre séduit, malgré l’apparente insignifiance des gestes et des processus qui lui ont donné naissance. On pense à une combinaison des structures molles de Claes Oldenburg et des plaques en acier Corten de Richard Serra.

    On pourrait s’arrêter à ce constat, déjà flatteur pour une jeune plasticienne, mais cette œuvre d’Alexia Chevrollier a une portée qui va bien au-delà de cette vision quelque peu superficielle et esthétisante. Elle est porteuse d’un sens plus profond et plus dérangeant que ce qu’un regard rapide pourrait conclure.

    Tout d’abord, le rapport d’Alexia Chevrollier à la matière n’est pas celui d’une sujétion ou d’une subordination, mais la mise en œuvre de processus codifiés, quasiment ritualisés, visant à animer la matière – la terre crue ou la surface de la toile – en recourant à des opérations élémentaires du type de celles que Richard Serra énumère – rouler, courber, plier, étaler, déplier… – en essayant de ne laisser aucune trace de sa propre main. Cependant, contrairement aux matériaux utilisés par son aîné, ceux d’Alexia Chevrollier portent en eux un fort potentiel d’incertitudes. La terre crue peut s’affaisser de façon plus ou moins imprévisible. Son long séchage, qui se poursuit bien après la sortie de l’atelier, fait évoluer ses couleurs. L’œuvre reste ainsi éternellement en devenir, même quand le travail du créateur est terminé… Il en est de même de ses toiles dont la texture et la couleur varient en fonction de l’hygrométrie ambiante. Nous ne sommes donc pas en face d’un produit terminé, d’une œuvre achevée, mais d’une étape d’un processus initié par l’artiste sans qu’elle en maîtrise pleinement les conséquences. Par sa démarche, elle nous incite à réfléchir à ce qui distingue une œuvre finie de celle in progress. Elle anéantit la frontière entre atelier et lieu de monstration en rétablissant une continuité entre l’acte de création et celui de regarder… Un peu à la façon d’une longue performance qui serait désincarnée… Mais non déshumanisée…

    Deuxième caractéristique essentielle mise en évidence dans l’œuvre d’Alexia Chevrollier et plus particulièrement dans Disparition progressive, le rééquilibrage des rôles du créateur et du regardeur. Au modèle ancien dans lequel l’artiste produit une icône immuable vouée à l’admiration d’observateurs réduits à un rôle passif, elle substitue celui d’un créateur initiant un processus évolutif confié aux soins de vagues successives de spectateurs. Ils ne verront jamais le même objet, mais des étapes d’une mutation dont elle ne maîtrise que partiellement les paramètres. À sa manière, Alexia Chevrollier nous fait passer d’un système totalitaire hiérarchisé à un modèle coopératif horizontal. En cela, elle fait écho à un propos de Pierre Boulez qui disait : « Je trouve qu’une civilisation ou, pour parler plus généralement, qu’une culture qui ne sait pas se débarrasser de son passé […] est une culture faible, en voie de disparition ou menacée de disparaître. »[2] Pour autant, Alexia Chevrollier, pas plus que le compositeur, ne renie pas l’histoire de l’art et les travaux de ses prédécesseurs, mais elle leur refuse cette transcendance détentrice d’une prétendue vérité acceptée sans discussion, nid de tous les académismes, conformismes et, à terme, des totalitarismes.

    Troisième point, un ancrage dans une culture urbaine qui questionne pérennité, matérialité et fuite du temps. Patrick Modiano a déclaré : « Les thèmes de la disparition, de l’identité, du temps qui passe sont étroitement liés à la topographie des grandes villes. »[3] Il en est ainsi des œuvres d’Alexia Chevrollier qui évoquent plus un monde industriel – ou, peut-être, pré- ou post-industriel – que le bucolique d’une campagne réelle ou fantasmée. Ses œuvres, de par leur nature, sont vouées à une inexorable destruction. Chaque déplacement d’une colonne en détériore une fraction. L’artiste le met en évidence en montrant, au pied de chacune d’elles, les scories qui en témoignent. De même, le sel et la limaille de fer finiront par muter chimiquement et disparaître. Les travaux d’Alexia Chevrollier font ainsi écho aux notions d’obsolescence programmée des produits industriels. Ils remettent aussi en question l’immutabilité des œuvres et la conservation des productions artistiques… Et pourtant, la matière reste, même si elle change d’aspect. Je ne peux m’empêcher de penser à un propos de Raphaël Aloysius Lafferty : « La matière même est une humiliation pour la raison. On ne peut la faire disparaître à jamais, mais on peut donner l’illusion de sa disparition. »[4] C’est bien de cela qu’il s’agit dans Disparition progressive.

    Enfin, Disparition progressive pose de façon patente la question de la valeur marchande des œuvres d’art, devenues objets de spéculations financières effrénées. Le choix de la rouille de fer est, de ce point de vue, très symbolique. Elle renvoie aux passages bibliques stigmatisant l’accumulation des richesses matérielles : « ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la teigne et la rouille détruisent, et où les voleurs percent et dérobent »[5] ou « votre or et votre argent sont rouillés ; et leur rouille s’élèvera en témoignage contre vous, et dévorera vos chairs comme un feu. »[6] Au-delà de l’œuvre matérielle, c’est l’éphémère de l’existence qui est mis en avant dans un mélange de pénétration et d’insouciance, de brutalité et de sensibilité, d’humour et de sérieux, d’universalité et de réflexivité… Faut-il pour autant désespérer ? Non… L’immutabilité du processus créatif et la capacité de le décrire et de le désigner demeurent. Jacques Roubaud, autre grand OuLiPien devant l’Éternel, n’écrivait-il pas : « Te nommer c’est faire briller la présence d’un être antérieur à ta disparition. »[7] L’œuvre deviendra invisible mais, comme le souligne Yves Bonnefoy, elle ne disparaîtra pas. Elle sera juste délivrée de tout ce qui, en elle, est nuisible.

Louis Doucet, juin 2019



[1] In Un rêve fait à Mantoue.
[2] Entretien avec François Nicolas, École normale supérieure, 4 mars 2005.
[3] In Discours de réception du prix Nobel de littérature, 2014.
[4] In Space Chantey, 1968 : Matter itself is a humiliation to the serious. We cannot make it vanish forever, but can make it seem to.
[5] Matthieu 6-20, traduction Louis Segond, 1874-1880.
[6] Jacques 5-3, traduction Louis Segond, 1874-1880.
[7] In Quelque chose noir, 1986.

1933 ou 1937 ?











Orpaillie


Si vous désirez la sympathie des masses, vous devez leur dire les choses les plus stupides et les plus crues.
Adolf Hitler[1]

Fin mai 2019, une splendide sculpture de Pierre-Alexandre Remy, Orpaillie, exposée à Châteaubourg, en Ille-et-Vilaine, était volontairement détruite et ses fragments jetés dans la Vilaine. Bien entendu, les courageux auteurs de ce méfait ne sont pas identifiés et ne seront jamais poursuivis. On en vient à regretter que ces lâches ne se soient pas attaqués aux hideuses constructions, en pierre ou en acier inoxydable, qui défigurent les nombreux ronds-points des routes bretonnes… C’est probablement que ces tristes plagiats de modèles surannés, sans imagination, sont, aux yeux de ces nouveaux vandales, des œuvres d’art, alors que les pièces ingénieuses et aériennes de Pierre-Alexandre Remy ne le sont pas.

    En 2015, deux œuvres de Pierre Buraglio étaient incendiées à Lanrivain, toujours en Bretagne… Le fait n’est donc pas nouveau…Ici[2] on fait repeindre une sculpture publique aux couleurs de son parti, ailleurs on censure au nom de la morale[3], sous l’effet de pressions religieuses[4] ou sectaires…[5] Sans mentionner tous ces cas dont il n’est jamais fait mention dans la presse…

    Tout ceci évoque les propos d’Adolf Hitler lors de l’inauguration de l’exposition Entarte Kunst de triste mémoire, en 1937 : « À partir de maintenant, nous mènerons une guerre implacable d’épuration contre les derniers éléments de la subversion culturelle. » On en retrouve aujourd’hui l’écho chez le sieur Bruno Gollnisch, penseur autoproclamé d’une extrême-droite populiste : « ce prétendu art contemporain, cette culture à la mode reflètent la pathologie d’une civilisation en déclin. »[6] dont certains, prétendument de gauche, tel l’artiste frustré Pierre Souchaud[7], reprennent presque verbatim les propos. À moins que ce ne soit le contraire… Sous le prétexte de ridiculiser le prêt-à-penser d’aujourd’hui, ces dangereux et liberticides personnages en promeuvent un autre, fondé sur l’anti-intellectualisme, posture qui a fait le lit des pires dictatures : nazisme, stalinisme, maoïsme…

    Peut-être faudrait-il rappeler ce que Voltaire écrivait : « Le génie n’a qu’un siècle, après quoi, il faut qu’il dégénère. »[8] Ce sont donc tous ces contempteurs de la création contemporaine, se rattachant à des modèles vieux de plus d’un siècle, qui sont dans la dégénérescence et non pas ceux qui apportent un vent nouveau. Même s’il décoiffe parfois… Le même Bruno Gollnisch, dans le même brûlot, érige Gustave Courbet en modèle oubliant que, s’il avait vécu à son époque, il aurait été, comme tous ceux qui développaient alors les mêmes idées que les siennes, au premier rang pour le stigmatiser. Du moins, à l’époque, on ne détruisait pas les œuvres qui déplaisaient, ce qui leur permet d’être, aujourd’hui, parmi les fleurons de nos collections nationales.

    Notre pays se préparerait-il à un modèle culturel qui appelle les autodafés[9] nazis, l’élimination des créateurs qui déplaisaient à Jdanov ou à Staline, la mise au pas des artistes qui ne se conformaient pas aux diktats de la Révolution culturelle ? Si la volonté politique n’est pas encore au pouvoir, le terrain semble prêt, longuement préparé par la déculturation et l’abrutissement programmés d’une grande partie de la population. Il est en effet plus simple de gouverner des masses conditionnées que des êtres pensants.

    Oui, le soutien – privé ou public – à la création artistique contemporaine souffre probablement de quelques abus. Il en a toujours été ainsi, depuis quelques siècles, les coqueluches d’un temps sombrant dans les oubliettes de l’Histoire et les relégués d’antan revenant sur le devant de la scène. Mais, fort heureusement, on ne détruisait pas sous le seul prétexte que l’on n’aimait pas. Orpaillie, qui le mérite, ne figurera donc jamais dans les collections d’un de nos musées… C’est triste pour l’artiste, mais encore plus pour notre civilisation.

Louis Doucet, juin 2019



[1] In Mein Kampf, 1924-1925.
[2] À Hayange, en 2014.
[3] À Aubagne, en 2014.
[4] À Clichy, en 2015.
[5] À Bagnolet, en 2015.
[6] Sur gollnisch.com, 2014.
[7] Courageusement dissimulé sous le pseudonyme de Nicole Estérolle pour condamner ma carence culturelle d’enfance sous-prolétarienne.
[8] In Le siècle de Louis XIV, 1751.
[9] Autodafés très virtuels, car un bon nombre d’œuvres vouées aux gémonies car considérées comme dégénérées ont été secrètement vendues aux enchères et achetées par des collectionneurs étrangers – voire par des dignitaires du régime nazi – ou par des musées étrangers, renflouant ainsi les caisses du IIIe Reich.

Quelques acquisitions récentes



Ermanno
LEINARDI
RAQUEL


À ne pas rater...













Espace d’art Chaillioux Fresnes 94
7 rue Louise Bourgeois – 94260 FRESNES
www.art-fresnes94.fr




du 13 septembre au 26 octobre 2019
Figures libres
• Anne Bothuon
• Ferdinand Boutard
• Brno Del Zou
• Patrick Dekeyser
   • Nicolas Gasiorowski
• Laurence Morée-Paganon
• Anne-Christine Roda
• Florence Vasseur


du 9 novembre au 21 décembre 2019
Formel/Informel
• Nicola Bonessa
• Élodie Boutry
• Vincent Creuzeau
• Soumisha Dauthel
   • Maëlle Labussière
• Dominique Liquois
• Matthieu Pilaud
• Serge Saunière


du 18 janvier au 29 février 2020
Animalité
• 1011
• Claire Barbier
• Laure Boin
• Danielle Burgart
   • Sylvie Houriez
• Fabienne Houzé-Ricard
• Gilles Mazzufferi
• Julien Wolf


Cynorrhodon – FALDAC
recommande



Olivier Baudelocque
Week-end en résidence
28 & 29 septembre 2019, de 14h à 19h
chez Pascale et Michel Olivier
6 rue François Coppée – 75015 PARIS
01 45 58 61 81
Code 385B – interphone : olivier – 2e étage


Dominique Liquois – Mémoire de formes
du 7 septembre au 5 octobre 2019
Espace FL – Château-Fort – 20 route des Lyres – 27250 CHAMBORD


Une exposition toute blanche ?
Avec Claude Briand-Picard, Brigit Ber, Leïla Brett, Guillaume Castel, Claire de Chavagnac, Vincent Chenut, Dominique De Beir, Philippe Desloubières, Natalia Jaime-Cortez, Kacha Legrand, Frédérique Lucien, Olivier Michel, Patrice Pantin, Thomas, Dominique de Varine et Marine Vu
du 6 juillet au 1er septembre 2019
Galerie Réjane Louin – 19 rue de l’Église – 29241 LOCQUIREC


Hélène Launois
du 13 septembre au 23 novembre 2019
L’H du Siège – 59300 VALENCIENNES


Flora Maxima
Dites-le avec des fleurs !

avec Janos Ber (dessin), Marie-Claude Bugeaud (peinture), Damien Cabanes (peinture), Christine Crozat (dessin), Marine Joatton (peinture), Bernard Joubert (peinture), Sylvain Le Corre (dessin), Manuela Marques (photographie), Charles Maussion (peinture), Bernard Moninot (dessin), Josef Nadj (photographie), Anne Tastemain (peinture)
du 30 juin au 3 novembre 2019
Domaine de Kerguéhennec – 56500 BIGNAN


macparis automne 2019
du 12 au 17 novembre 2019
Bastille Design Center – 74 boulevard Richard-Lenoir – 75011 PARIS


Les anciens numéros sont disponibles ICI

© Cynorrhodon – FALDAC, 2019
Association sans but lucratif (loi de 1901) – RNA W751216529 – SIRET 78866740000014
33 rue de Turin – 75008 PARIS – webmaster@cynorrhodon.orgwww.cynorrhodon.org

Recevoir la lettre Ne plus recevoir la lettre