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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 78 – mars 2019  

  ISSN 2264-0363
 

Patrick Crulis, céramiste spontané



Plaque de grès, Pygmy suite, 2010


Plaque de grès, Pygmy suite, 2010


Francis Picabia, Portrait of a Young American Girl in the Nude, 1915


Stunning upset II, 2017


Stunning upset IV, 2017


Stunning upset XI, 2017


Horseworker, 2015


Moules mâlics, croquemort, policeman et prêtre, d’après Marcel Duchamp, 2013


Broyeuse de chocolat, d’après Marcel Duchamp, 2013


Verre d’absinthe, d’après Picasso, 2011


Vase, bol et citron, d’après Picasso, 2011


Mutant King d’après Julian Schnabel, 2014


A Ride With Polly Jean d’après une musique de Bill Frisell, 2013


Gather Good Things d’après une musique de Bill Frisell, 2014


Weird Nightmare, Oh Lord, Don’t Let Them Drop That Atomic Bomb On Me, Mingus, 2016


Tamalpais d’après un titre de John Zorn, 2014


Morg standart, 2014


Morg standart, 2018


Le dernier point d’appui de toute vérité et de toute existence,
c’est la spontanéité de l’esprit.

Jules Lachelier[1]

Fait peu courant dans le panorama de la création contemporaine, Patrick Crulis mène de front une carrière d’artisan et d’artiste, de potier et de plasticien, s’intéressant simultanément à l’utilitaire et à la sculpture. Sa formation initiale reflète cette double orientation. Il obtient un Brevet technique de céramique au lycée de Sèvres, puis entre aux Beaux-Arts de Paris, en peinture, avec le peintre figuratif et d’inspiration surréaliste Albert Zavaro, puis dans l’atelier de Christian Boltanski, qui lui apprend à cultiver sa propre liberté. Il s’intéresse alors à toutes les formes de création – plastique ou autre – avec, cependant, une fascination toute particulière pour l’expressionnisme, les Neue Wilde allemands, Beuys et le mouvement CoBrA.

    Tout en continuant à peindre, il reprend le travail de la terre, notamment le raku qui lui offre l’espace de liberté qui lui manquait dans les pratiques plus conventionnelles de la céramique. En 2003, à l’initiative du maire de la commune du Châtelet, près de Saint-Amand-Montrond, en Berry, il s’installe dans un des ateliers d’un village de potiers en cours de création, au lieudit Les Archers. C’est dans ce nouvel atelier qu’il développe sa double activité, rejetant, dans l’une comme dans l’autre, le méticuleux qu’il juge contraignant et entravant sa pulsion créatrice. Pour lui, le souci du détail, la minutie de la réalisation parfaite, telle qu’elle s’impose à de nombreux céramistes, notamment à ceux travaillant la porcelaine, est en opposition avec sa nature généreuse et impulsive, avec son besoin de vitesse dans l’exécution et avec le primat donné à l’expression plutôt qu’au bon goût et à la perfection technique. Il met ainsi en avant la spontanéité de l’esprit, dont Lachelier fait le moteur de la vérité et de l’existence, plutôt que le calcul. Il y a, cependant, une évidente antithèse entre un travail spontané et l’enchaînement des tâches requises pour la création d’une céramique, avec les aléas inhérents au processus de cuisson… Mais, ne l’oublions pas, « la spontanéité, ça s’éduque », comme l’écrit Daniel Pennac…[2] à moins que, comme le déclare l’anesthésiste Granelli dans un roman de Marc Levy : « le talent s’exprime souvent dans la spontanéité de l’imprévu. »[3]

    Patrick Crulis déclare avoir été profondément marqué par la rétrospective Beuys de 1989 à Berlin. Il déclare : « Beuys a quelque chose d’intérieur. Et je comprends que l’expression personnelle est plus importante que la composition. »[4] Son apprentissage de peintre se devine aussi dans ses sculptures en grès émaillé, en ce qu’elles s’inscrivent dans le lignage fécond de Soutine, Kandinsky, Picasso, Basquiat, Richter, Baselitz, Penck, Lüpertz, Schnabel, Guston, Chaissac… et, au-delà, des expressionnistes du début du XXe siècle. Comme ces derniers, Patrick Crulis projette dans ses œuvres ses propres émotions, sa vision critique du monde, qu’il manifeste notamment par le choix arbitraire d’objets apparemment hétéroclites, par des déformations et le recours à des couleurs souvent criardes. Cette position est remarquable dans le monde de la céramique contemporaine où la recherche d’une certaine joliesse reste encore le souci principal de la plupart des créateurs. Chez Patrick Crulis, l’exécution rapide génère d’inévitables accidents qui sont acceptés – voire souhaités – comme inhérents au processus créatif. Comme la contrepartie pleinement assumée d’une infinie liberté…

    Les premiers travaux en céramique de Patrick Crulis prolongeaient ses activités de peinture, puisqu’il s’agissait de plaques avec de l’engobe et des émaux, cuites comme du grès. Son processus de création était de même nature que celui du peintre. Des études préparatoires dessinées précédaient la réalisation. La plaque de terre, façonnée en caisson, jouait le rôle de la toile sur châssis. Il recourait donc à des ficelles de peintre mais la cuisson amenait son lot de surprises. Il les acceptait et les cultivait même, déclarant : « Ça se déforme à la cuisson. Il arrive que ça se casse en deux, mais ce n’est pas grave. L’accident est important. Il devient l’expression, et, depuis toujours, c’est ce qui m’intéresse. Sur les plaques, on peut empâter. Certaines ont même beaucoup de matière ; en fait, j’utilise des trucs de peinture. Par exemple, je laisse les bords respirer. Nicolas de Staël le faisait sur ses toiles. Mais je n’ai pas vraiment de règle. »[5] Dans ces pièces, se situant entre figuration et abstraction, tel un peintre, Patrick Crulis recherchait le contraste des matières, les glacis, les transparences et les opacités, les oppositions de couleurs vives contrastant avec des noirs intenses. Nous étions ici proches des univers de Jorn, Corneille ou Appel… Au sujet de son travail d’alors, l’artiste déclare : « Par la polychromie, par la vigueur de contrastes entre tendresse ou dureté, par l’étrangeté des formes ou des tracés […], mes plaques, offrent un travail de plus en plus proche de la peinture expressionniste que j’avais abandonnée à mon arrivée en province. »[6]

    Les pièces de grandes dimensions de Patrick Crulis, réalisées par empilement de modules ajustés, sont généralement verticales, orientation qui, traditionnellement, évoque la virilité, en opposition à la féminité de l’horizontale. Elles affectent cependant une évidente mollesse, réalisant une sorte de fusion entre des principes masculins et féminins. L’opposition dialectique du ferme et du mou y est affirmée, dans des agencements qui font entrer en collision les règnes animal, végétal et minéral. On peut y voir une curieuse synthèse entre la mollesse des montres dégoulinantes de Dalí ou des paysages vaguement pétrifiés de Tanguy et le mécanomorphisme des œuvres dadaïstes de Picabia, par exemple la bougie d’allumage de Portrait of a Young American Girl in the Nude, 1915.

    Ainsi, dans Stunning upset II, 2017, on pourra reconnaître des fragments de pièces relevant de la mécanique automobile – carters, ressorts, amortisseurs, soupapes, durites… – assemblées dans des montages improbables. Dans Stunning upset IV, 2017, la figuration d’une grille d’aération confère à l’ensemble l’aspect d’un scaphandrier dont l’armure aurait été partiellement recouverte par des accumulations de coquillages marins, à moins qu’il ne s’agisse des reliques d’un cabestan ou du chadburn d’un navire sombré depuis longtemps. Dans Stunning upset XI, 2017, il est fait allusion à un hachoir à viande industriel auquel on aurait adjoint des isolateurs électriques de ligne à haute tension. Horseworker, 2015, hybride le Cheval majeur, 1914, de Raymond Duchamp-Villon et le Centaure (Hommage à Picasso), 1983-1985, de César, installé place Michel-Debré, à Paris. Ailleurs, des pièces mécaniques seront mêlées à des évocations d’objets familiers, à des figurations d’animaux marins – notamment à des anatifes – ou à des volumes purement abstraits. Le tout est assemblé avec une verve truculente, une gourmandise rabelaisienne, un humour corrosif, exacerbés par l’arbitraire jubilatoire des couleurs, même quand elles restent dans un registre modéré. En ceci, Patrick Crulis met en œuvre la recommandation de Michel Pastoureau : « Regardons les couleurs en connaisseur, mais sachons aussi les vivre avec spontanéité et une certaine innocence. »[7]

    Dans ses œuvres de petit format, à la taille de son four à céramique et, donc, réalisées en une seule pièce, Patrick Crulis s’est d’abord intéressé à la relecture de quelques grands classiques de l’art du XXe siècle. Au Grand verre de Duchamp, il empruntera ses Moules mâlics, croquemort, policeman et prêtre, 2013, et sa Broyeuse de chocolat, 2013, à Picasso son Verre d’absinthe, 2011, et sa nature morte Vase, bol et citron, 2011, à Schnabel son Mutant King, 2014… De ce point de vue, sa démarche est quelque peu comparable à celle d’Oldenburg transposant une sculpture de Picasso en une structure molle, si ce n’est que, chez Patrick Crulis, la mollesse n’est qu’apparente, puisque la dureté du grès s’impose au toucher. Pour ma part j’y vois aussi, parfois, même si l’artiste s’en défend, des références aux machines à coudre qui hantent bon nombre de peintures de Klapheck.

    La peinture de ses aînés n’est pas la seule source où puise notre artiste. De son propre aveu, il peut emprunter au film Les Demoiselles de Rochefort du cinéaste Jacques Demy, à un ouvrage de médecine des années 1920 ou à des planches de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert… La musique de jazz est aussi, pour lui, source d’inspiration. Il déclare : « Je crée des dissonances et contrepoints. Comme en musique. En fait, je veux faire sentir des choses qui ne vont pas toujours ensemble, dire à la fois une rupture et une douceur. »[8] Il donnera ainsi forme matérielle à des compositions musicales du guitariste Bill Frisell – A Ride With Polly Jean, 2013, Gather Good Things, 2014 –, du contrebassiste Charles Mingus – Weird Nightmare, Oh Lord, Don’t Let Them Drop That Atomic Bomb On Me, 2016 –, du saxophoniste et clarinettiste John Zorn – Tamalpais, 2016 – et surtout du batteur Daniel Humair, lui aussi peintre à ses heures, avec lequel il se sent des affinités particulières.

    Plus récemment, Patrick Crulis s’est livré à des travaux d’hybridation, dans la même pièce, de sources multiples, aussi incongrues que la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie de Lautréamont. Goya, Picasso, Diderot et d’Alembert, Van Gogh et des images plus prosaïques se mêlent pour créer des pièces qui affirment leur ancrage simultané dans une réalité présente et dans une filiation historique, tout en s’amusant à brouiller les pistes pour désorienter le spectateur et le pousser à s’interroger lui-même. Une des fonctions essentielles de la création plastique contemporaine… Il en est ainsi de sa série Morg Standart, 2014-2018,[9] qui associe, sur un socle en forme de dalle funéraire ou de marbre d’un amphithéâtre de dissection, des élément que l’on pourrait identifier comme la figuration d’un personnage écartelé, des segments de viscères, le capot d’une improbable machine à coudre, des tubulures probablement inutiles, une manche à air… Le tout structuré comme une Pietà ou une Descente de Croix classique, dans une composition qui fait entrer en collision, à des siècles de distance, Velázquez, Schwitters et bien d’autres encore…

    Plasticité de la terre, fluidité des couleurs, rejet du fini, exaltation de la rapidité sont autant de caractéristiques qui font des œuvres de Patrick Crulis de véritables hymnes à la vitalité, une raison d’espérer au-delà de la pesanteur du quotidien.

Louis Doucet, décembre 2018



[1] In Psychologie et métaphysique, 1896.
[2] In Au bonheur des ogres, 1985.
[3] In Vous revoir, 2005.
[4] Propos rapporté par Marielle Ernould-Gandouet, Patrick Crulis – Récit sans détour, in Revue de la céramique et du verre, janvier-février 2015.
[5] Ibidem.
[6] Ibidem.
[7] In Le Petit Livre des couleurs, 2005.
[8] Ibidem.
[9] En turc, ce titre signifie morgue standard.

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