Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 66 – mars 2018  

  ISSN 2264-0363
 

Hervé Bourdin – Fond de cale
Introduction à une exposition à l’Orangerie de Cachan
(voir annonce en bas de page)










Barque funéraire égyptienne


Pirogue votive Asmat









Mon épouse et moi suivons – et, plus rarement, accompagnons modestement – le travail d’Hervé Bourdin depuis un peu plus de trente ans. Nous l’avons suivi dans les méandres de son évolution, de la gravure à la sculpture en bronze et bois, puis avec des matériaux de récupération, dans son passage à la peinture, au tamponnage, au dessin, à la bande dessinée, à l’infographie et, plus récemment, à la vidéo et à l’installation. Si suivre un navigateur sur les eaux d’un fleuve impétueux peut être quelque peu désorientant, le géographe, lui, en prenant de la hauteur, du recul, arrive à discerner une direction générale. Même si l’estuaire n’est pas en vue – et nous espérons qu’il ne le sera pas de sitôt –, la direction, chez Hervé Bourdin, est claire. C’est celle d’un humanisme qui va crescendo au fil des années.

    Cet humanisme ne reste pas au niveau d’idées plus ou moins vagues. Hervé Bourdin, depuis des années, se met, de façon pratique et opérationnelle, au service de ses consœurs et confrères artistes, notamment, mais aussi de ses propres convictions. Et, ce, sans le dogmatisme qui prévaut trop souvent dans les sphères politiques ou militantes. On pourrait peut-être parler d’une forme d’utopie, car beaucoup des causes – sur le rôle des plasticiens dans notre société ou sur les dommages irréversibles causés à notre planète, par exemple – qu’il embrasse semblent désespérées. Mais ne sont-ce pas des utopies enfin réalisées qui ont changé la face du monde ?

    Dans sa pratique de plasticien, Hervé Bourdin, ne recherche pas l’effet plastique, comme le font tant d’artistes de notre temps. La forme reste seconde par rapport au sens et vient comme un supplément pour appuyer le propos. Un propos direct, qui rejette la métaphore, pour placer le spectateur face à ses responsabilités. Ses œuvres se comportent, en quelque sorte, comme des miroirs réfléchissant notre propre indifférence, notre propre inhumanité.

    Dans ses peintures et ses dessins, Hervé Bourdin met en scène des paumés de tous poils, des hommes au bouquet qui attendent leur Madeleine – celle de Brel, pas celle de Proust – qui ne viendra pas, des ballons de baudruche, le plus souvent rouges, qui semblent servir d’étai à leur porteur, des cyclistes pédalant sans avancer, des chiens perdus, des arbres jaillissant de l’asphalte, des immeubles déshumanisés, des fenêtres de cellules pénitentiaires… Mais avant tout et depuis longtemps, ce sont des bateaux ou des barques en matériaux divers qui peuplent ses œuvres en deux et trois dimensions. Atavisme breton d’un passionné de la navigation à voile… Ses embarcations sont, le plus souvent inaptes à la flottaison et couleraient si on s’avisait de les mettre à l’eau. Mais elles sont capables de porter nos rêves et nos pensées au-delà des océans de notre présent trop pesant. Elles jouent, à l’instar des barques funéraires égyptiennes ou des pirogues votives des Asmat d’Irian-Jaya, un rôle psychopompe pour nos âmes mortes à toute compassion.

    Son installation Fond de cale se présente comme un ensemble de pirogues creusées dans du bois de cèdre et remplies de boules, placées devant des toiles de grandes dimensions figurant des personnages se débattant sur de frêles esquifs menacés par les vagues. La référence aux 2 257 – plus que la population de plusieurs de nos sous-préfectures hexagonales – migrants ayant péri par noyade, dans le mare nostrum qu’est la Méditerranée, de janvier à novembre 2017 est limpide… Et, cependant, les personnages figurant sur les toiles ne portent aucun signe qui permette de les identifier à des étrangers. Ils ont le type européen et sont vêtus comme le sont le plus grand nombre de nos concitoyens. Le spectateur est donc bien obligé, même si c’est à son corps défendant, de s’identifier à ces navigateurs en détresse.

    Les pirogues sont remplies de boules en bois ou en terre cuite. Celles en bois sont marquées au fer. Celles en terre portent les traits d’hommes proches de la noyade. L’ambiguïté est forte, puisque ces volumes ovoïdes peuvent aussi faire penser à des œufs, notamment de fourmis, à des promesses de vie à venir… On se trouve donc face à un message poignant, une sorte de raccourci fulgurant, rapprochant la vie de la mort dans un même geste plastique.

    Le titre de l’œuvre fait écho au Coke en stock d’Hergé. Mais le propos est ici moins simpliste, moins manichéen. Hervé Bourdin nous oblige à nous demander si, derrière notre façade d’humanité ou de compassion de pacotille, ne serions-nous pas tous des Roberto Rastatopoulos, alias Marquis di Gorgonzola, en puissance. Plus que d’éventuelles mauvaises actions, c’est notre inaction qu’il fustige.

Louis Doucet, décembre 2017

Les dessins de Margaux Salmi





















Née en 1991, Margaux Salmi a déjà bien des réalisations à son actif. Elle écrit, compose, chante, dessine, peint… Je me limiterai, dans ce bref texte, à analyser et commenter sa production picturale. La place me manquerait pour aborder ses activités non plasticiennes et, surtout, je n’ai aucune compétence pour en parler de façon pertinente. Peut-être pourrait-on aussi se restreindre à ses dessins car sa peinture s’apparente à cette pratique, même si elle recourt à d’autres moyens techniques.

    Très précoce, Margaux Salmi commence à montrer ses travaux graphiques dès 2006 – elle n’a alors que 15 ans – et adhère à une association de plasticiens dans son Cantal natal où elle forge son style auprès de Mathieu Joseph mais ce n’est qu’à son arrivée dans l’Isère, en 2009, qu’elle prend son véritable essor et commence à diversifier ses activités. En 2015, elle se rapproche alors du groupe grenoblois Sous vide, composé de jeunes plasticiens[1] qui mettent en commun leur passion pour la bande dessinée, les fanzines, les livres pauvres[2] et le dessin, tout en posant un regard lucide, donc critique et souvent grinçant, sur notre monde.

    À première vue, les dessins de Margaux Salmi nous dérangent car ils se situent et nous racontent des histoires dans un espace indéterminé. On peut y déceler des traits qui la rattacheraient à l’art brut ou mais son propos a une dimension plus universaliste que les productions de personnes exemptes de culture artistique. Ils doivent évidemment au monde de la bande dessinée mais se refusent à tout propos directement narratif. L’univers des illustrations des contes de fées en est proche mais les sujets abordés sont aux antipodes de l’onirisme enfantin. D’un point de vue plastique, leur dette envers l’expressionnisme est évidente mais soldée dans un refus d’effets trop directement émotionnels. On peut y reconnaître la composition dense et drue, les perspectives aplaties des miniatures persanes mais sans l’exubérance luxuriante de leurs couleurs. L’allongement des figures rappelle le maniérisme du Greco ou du Tintoret mais se nourrit de réminiscences de l’art gothique.

    Les dessins de Margaux Salmi sont peuplés de corps longilignes, presque toujours féminins, aux têtes hypertrophiées, avec des nez aquilins, des yeux exagérément grossis. Ils baignent dans un décor onirique où les lois de la pesanteur et de la perspective sont abolies. Ils sont squelettes, fantômes, zombies, ectoplasmes, tordus, torturés, déformés, comme soumis à des supplices dont les instruments nous sont dissimulés… On ne saurait dire s’ils sont bourreaux ou victimes consentantes ou complices… Certains se muent en monstres dont l’identification sexuelle reste toujours ambigüe : hommes, femmes, monstres rachitiques, androgynes hybridés avec des insectes, des petits lapins, des plantes carnivores ou des extraterrestres ? À la manière de Bellmer et de sa Poupée, l’artiste semble déconstruire et reconstruire l’anatomie pour donner naissance à une nouvelle humanité. Mais c’est un monde avec ses hiérarchies dans lequel une foule compacte et indécise, miniaturisée et réifiée, sert de toile de fond, de papier peint, à une, deux ou trois figures principales, presque divinisées.

    Dans un espace dense, saturé, sans profondeur, les personnages se déploient, sans souci d’échelle, dans un grouillement apparemment déstructuré qui évoque l’automatisme surréaliste. Ne déclare-t-elle pas de son processus créatif : « C’est presque une sorte de liturgie personnelle. L’impression d’accomplir un rituel mystique en achevant un dessin, comme une mission divine fantasmée. Je découvre moi-même ce que j’ai fait à la fin, parfois étonnée. Et quand je veux décider, ce que je fais m’échappe toujours. »[3] Elle emprunte d’ailleurs aux surréalistes la pratique du dessin en collaboration, souvent avec son complice Gaspard Pitiot. L’univers est celui des rêves et des cauchemars, lunaire ou solaire, dans une dynamique complexe, rhizomique et proliférante qui échappe à toute logique rationnelle. Mais, comme l’écrivait Bachelard : « Un rêve qui ne change pas les dimensions du monde est-il vraiment un rêve ? Un rêve qui n’agrandit pas le monde est-il le rêve d’un poète ? »[4]

    Ici, une jeune femme impassible, aux yeux en amandes et aux cils rimellisés avec un mascara qui commence à couler, nous fixe intensément. Elle pourrait être la princesse dont les fillettes rêvent, admirant son prince charmant, après avoir relégué au fond, formant tapisserie, toutes ses rivales éconduites dans le bal de la vie. Mais, à y regarder de plus près, les choses sont probablement plus cruelles et appellent une conclusion plus noire que l’habituel ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Plus probablement une belliqueuse amazone qui aurait emprunté sa parure à des pasteurs maassaïs imprégnés de leur culture qui divinise les phénomènes naturels. Çà et là surgissent des viscères ou des veines, des débuts de pétrification ou de végétalisation, des ulcères ou des tumeurs qui prennent la forme d’animaux familiers ou repoussants, toujours menaçants. Non, il ne s’agit pas d’histoires pour bercer les enfants mais d’une vision glaçante de la condition humaine.

    Dans d’autres feuilles, les visages ont la passivité douce et résignée des effigies des saintes de pierre dans les cathédrales gothiques. Ils semblent absorbés dans une introspection abyssale, comme si leurs yeux regardaient vers leur propre intérieur. On pense irrésistiblement à la figuration traditionnelle de la mise à mort des martyres dans l’iconographie populaire, avec leur double vision, l’une sur le monde de leurs bourreaux, l’autre vers la félicité éternelle. Vient aussi à l’esprit l’exercice du trāṭaka, dans la pratique du yoga, par lequel la concentration visuelle sur une flamme ou sur un objet permet d’entrer dans l’univers de la pensée sans pensées. D’ailleurs, pour bien souligner cette double capacité du regard, certaines des figures de Margaux Salmi sont parfois dotées de deux paires d’yeux superposées – voire de deux têtes –, une pour se concentrer sur le monde intérieur, l’autre sur le monde extérieur.

    Dans un grand nombre de dessins de Margaux Salmi, apparaît une tête dont les joues creuses et les yeux exorbités rappellent l’expression de celle du personnage dans Le Cri de Munch. Il y a, cependant, une différence essentielle. Alors que chez le peintre norvégien, le sujet est seul, sur un pont, au cœur d’un univers chromatique déchaîné, chez notre artiste il est entouré d’autres figures, plus ou moins indifférentes à son angoisse, ou placé dans un environnement qui n’a rien de menaçant. De toute évidence, chez l’un comme chez l’autre, nous sommes face à une forme de vanité de memento mori qui, mettant en évidence l’ossature du crâne sous la peau, place le spectateur en situation de voyeur d’une sorte de danse macabre. Ce sont des effigies qui nous rappellent nécessairement que « La vie est une maladie mortelle, sexuellement transmissible. »[5] L’univers apparemment féérique, la page arrachée à un conte enfantin illustré, se muent en symptôme d’une angoisse existentielle incurable. À sa façon, Margaux Salmi repose la question qui sert de titre à un des chefs-d’œuvre absolus de Gauguin, conservé au Musée des beaux-arts de Boston, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Et la réponse effroyable qu’elle nous propose est : nulle part.

    Pour autant, ce monde onirique peuplé de monstres n’a rien à voir avec celui de Goya et de sa gravure Le rêve de la raison engendre des monstres ni avec celui du Rêve de Füssli. Il s’inscrit plutôt dans la pensée de Bachelard quand il écrivait : « Si le rêve fait des monstres, c’est parce qu’il traduit des forces. »[6] Ces forces, chez Margaux Salmi, sont nombreuses. Tout d’abord, celle de la volonté de matérialiser ses propres angoisses, ce qui constitue le premier pas d’une thérapie. Cette détermination à terrasser ses peurs qui devraient la terrasser elle-même se traduit dans la multiplication de personnages que rien ne réunit mais qui, au-delà de leur isolement, de leur évidente solitude mélancolique, laissent la voie ouverte à des échanges possibles, à une forme d’empathie, de compassion, au sens premier de ce mot : souffrir avec, ensemble. Peut-être y a-t-il, plus suggérés qu’exprimés, quelques échanges de regards, comme des clins d’œil, des sourires intériorisés mais rayonnants qui laissent entrevoir la possibilité d’une réconciliation entre ces êtres en perdition, mais aussi entre chacun d’entre eux et la cruauté d’un monde qui les rejette – et qu’ils rejettent –, entre le rêve et une réalité, matérielle ou fantasmée, entre imagination et imaginaire.[7]

    On peut déceler, dans la pratique du dessin de Margaux Salmi, une évidente aspiration à une forme de libération : « c’est pour moi un espace de liberté sans limite. Les seuls moments où je me sens entièrement libre, c’est dans la création. »[8] Mais on y voit, avant tout, la force d’un désir ardent de recréer un monde plus conforme aux souhaits de l’artiste. Ce sont, en effet, les juxtapositions, imbrications, compénétrations des corps qui, le plus souvent, se muent en décor, en environnement, et recréent, partant, un monde qui serait à l’image des corps figurés et que ces mêmes corps maîtriseraient, domineraient… Un monde qui serait plus humain, donc.

Louis Doucet, octobre 2017



[1] Nuvish, Hui Zheng, Éric Demelis, Dominique Lucci, Gaspard Pitiot, Mélès, Tatiana Samoïlova et Caroline Dahyot.
[2] Un concept initié par Daniel Leuwers, en 2002. Un livre pauvre est une publication manuscrite et illustrée, tirée à peu d’exemplaires en recourant à des techniques artisanales pour l’essentiel de sa production.
[3] Correspondance avec l’artiste, octobre 2017.
[4] In L’air et les songes.
[5] Propos attribué à Woody Allen, repris dans le titre d’un livre sur le sida de Willy Rozenbaum, La vie est une maladie sexuellement transmissible constamment mortelle, et d’un film de Krzysztof Zanussi, La vie comme maladie sexuellement transmissible.
[6] In La terre et les rêveries de la volonté.
[7] Voir Benoît Vermander in L’Empire sans milieu : « il nous faut maintenir une distinction ferme entre l’imagination et l’imaginaire. J’entends ici par imaginaire une activité de l’esprit qui prend la place de la réalité sensible et la remplace par une réalité fantasmée. L’imagination au contraire s’appuie sur la réalité tangible pour en explorer et en enrichir les potentialités. » et Gaston Bachelard in L’air et les songes : « Grâce à l’imaginaire, l’imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l’expérience même de l’ouverture, l’expérience même de la nouveauté. Plus que toute autre puissance, elle spécifie le psychisme humain. »
[8] Correspondance avec l’artiste, octobre 2017.

Quelques acquisitions récentes




Laurence
DE LEERSNYDER
Claire-Jeanne
JÉZÉQUEL
Dominique
DE BEIR
Jean
CHARASSE
Louise
BARBU
LE MOTEURISME David
NOIR
JulienLAFORGE Marie-Claude
BUGEAUD


À ne pas rater...









Espace d’art Chaillioux Fresnes 94
7 rue Louise Bourgeois – 94260 FRESNES

du 7 avril au 12 mai 2018

Relectures
• Nicolas Cluzel
• Christian Lefèvre


Diversités
• Rose Coogan
• Alphonsine David
• Thibaut Laget-ro
• Louisa Marajo
• Olivier Passieux


Cynorrhodon – FALDAC
recommande



Hervé Bourdin
Fond de cale – Installations & peintures

du 5 mars au 12 avril 2018
Orangerie – 94230 CACHAN


macparis printemps 2018
du 22 au 27 mai 2018
Bastille Design Center – 75011 PARIS


Assonance résonante
Olivier Michel – Pierre Alexandre Remy

du 1er avril au 24 juin 2018
Galerie Réjane Louin – 19 rue de l’Église – 29241 LOCQUIREC


Nix, Gilgian Gelzer
Peindre est un présent, Nicolas Fedorenko
Facing the sky, 12 étudiants d’écoles d’art européennes
La Disparition (remix) d’Illés Sarkantyu featuring Jean-Pierre Vielfaure

du 5 mars au 27 mai 2018
Domaine de Kerguéhennec – 565001 BIGNAN


Les anciens numéros sont disponibles ICI

© Cynorrhodon – FALDAC, 2018
Association sans but lucratif (loi de 1901) – RNA W751216529 – SIRET 78866740000014
33 rue de Turin – 75008 PARIS – webmaster@cynorrhodon.orgwww.cynorrhodon.org

Recevoir la lettreNe plus recevoir la lettre