Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
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N° 64 – janvier 2018  

  ISSN 2264-0363
 

Sébastien Dartout






















Sébastien Dartout

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Sam Francis




Jean-Pierre Péricaud


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Sébastien Dartout


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Gottfried Honegger


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Sébastien Dartout


    Il y a en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est précisément de voir et de nous faire voir ce que, naturellement, nous n’apercevrions pas. Ce sont les artistes.
Henri Bergson[1]

Lors de son exposition à la Galerie du Haut-Pavé, en 2011, Sébastien Dartout s’était placé sous l’égide de Rainer Maria Rilke qui écrivait à Ellen Delp : « Ce monde vu non plus de l’homme, mais en l’ange, est peut-être ma vraie tâche… » Ce fragment de correspondance s’inscrit dans le contexte de ce que Rilke désigne par Weltinnenraum, terme aux significations multiples qui évoque simultanément l’intériorisation du monde et l’extériorisation du moi, dans une tentative de subversion ou d’abolition des notions de dedans et de dehors. Plus de six ans plus tard, malgré des changements en profondeur dans son mode d’expression et dans la nature des œuvres qu’il nous présente, Sébastien Dartout se positionne plus que jamais dans cette démarche. Ce que j’écrivais alors pour présenter son exposition reste toujours vrai et a même pris une plus grande acuité : « Les travaux de Sébastien Dartout […] peuvent se lire comme une projection de son monde intérieur dans une représentation qui ne garde que des linéaments de ressemblance avec le monde extérieur, dûment recréé et assimilé par l’artiste. Ils peuvent aussi, à rebours, se comprendre comme une appropriation de l’univers sensible, passé au crible d’une nécessité intérieure, d’une éthique personnelle aussi exigeante que rigoureuse. »[2]

    Ne disposant pas d’un grand atelier, Sébastien Dartout, s’est tourné, depuis quelques années, vers des travaux de petites dimensions qui s’accordent bien avec le principe de lenteur réfléchie qui le guide. Sa démarche s’inspire à la fois de la méticulosité de l’enlumineur médiéval et de la précision de l’orfèvre concentré sur la niellure d’un objet précieux. Mais, ne nous trompons pas, cette préciosité n’est jamais ostentatoire. Elle est avant tout modeste. Il y a, en effet, de l’artisan chez notre artiste, plus intéressé à produire des artéfacts traduisant une impeccable maîtrise technique qu’à épater le chaland avec des esbroufes ou des artifices purement formels. La forme est irréprochable mais sa simplicité, presque minimaliste, pousse le regardeur à creuser le fond, à essayer de percevoir, comme l’écrivait Bergson, ce que naturellement nous n’apercevons pas.

    En passant du grand format de la toile aux petites dimensions du papier, Sébastien Dartout a abandonné les bistres et les ocres qui subsistaient dans ses compositions pour se contraindre à une stricte bichromie noir-blanc. Le mot bichromie est d’ailleurs abusif, car le noir et le blanc sont des non-couleurs et ses noirs jouissent d’une certaine transparence. Leur surface vibre, requérant du spectateur une concentration visuelle qui stimule le nerf optique, probablement plus que ne le ferait l’observation d’un arc-en-ciel. Les quelques courbes – le plus souvent des arcs de cercle – ont disparu au profit d’un strict agencement de formes rectangulaires dans un espace orthogonal. Enfin, les formats majoritairement verticaux sont devenus presque exclusivement horizontaux : un passage du masculin au féminin constaterait un psychanalyste. Ils se présentent souvent dans une disposition panoramique, tels un polyptique religieux dont tous les volets seraient ouverts pour le fidèle-spectateur.

    Les formes, apparemment bien assises, ancrées sur la feuille suscitent cependant, selon l’angle et/ou la distance d’observation, une sensation d’instabilité, de rupture, de déséquilibre. Sébastien Dartout s’ingénie ainsi à remettre en question nos acquis visuels, non dans une démarche d’accumulation de preuves et d’affirmations péremptoires, mais dans un subtil mouvement d’abandon progressif de ce qui pollue habituellement le regard. En cela, il nous force à revenir aux principes même de la vision, dégagée de nos habitudes, de tous les préjugés acquis et de nos expériences, pour nous concentrer sur l’essentiel, sur l’essence… Il y a, bien évidemment, dans ce geste, une forme d’angoisse, non pas celle des « espaces infinis »[3] de Pascal, mais plutôt celle du « vertige de la liberté » développée par Kierkegaard.[4] Le sujet échappe, s’enfuit dès qu’on l’approche, se transforme, s’écoule comme le temps, nous laissant percevoir, derrière la fausse fixité des images, une quatrième dimension, celle du temps et de l’esprit, un univers dans lequel les notions d’avant et d’après, d’intérieur et d’extérieur perdent toute signification. C’est donc à juste titre qu’Antoine Bioulès, décrivant[5] le travail de Sébastien Dartout, dès 2011, faisait référence à Plotin, lequel n’écrivit-il pas : « mais, pour l’univers, peut-il y avoir un obstacle qui l’empêche de posséder la beauté intérieure comme il possède la beauté extérieure ? »[6] Cet obstacle, notre artiste le fait voler en éclats.

    Sébastien Dartout fait souvent référence aux difficultés qu’il éprouve pour terminer une œuvre, pour décider qu’une composition est complète et, partant, montrable.[7] Il hésite longtemps avant de déclare une œuvre achevée, l’écarte, la met de côté, parfois pour de longues périodes, la reprend, la retravaille, la retouche, souvent pour de menus détails… Puis vient enfin, comme une révélation, le moment où la composition lui semble achevée. Ajouter, modifier ou retrancher quelque chose risquerait de mettre en échec la complexe alchimie entre les tensions internes qui la font tenir. Ces tensions ne sont pas seulement compositionnelles et spatiales. Elles sont aussi celles entre l’esprit, la forme et la matière, dans le sens commun que l’on donne à ces termes, mais aussi dans celui que leur donnait Socrate s’exprimant par la voix de Platon.

    Tout d’un coup, Sébastien Dartout s’est affranchi de l’opposition noir-blanc pour introduire le rouge intense, contrastant avec le seul blanc. Les plans y ont perdu de leur transparence mais ont gagné en matérialité, en présence et en densité. La couleur vive était initialement confinée aux limites extérieures du subjectile, comme dans certaines compositions de Sam Francis, aux États-Unis, ou de Jean-Pierre Péricaud, en France, qui laissent un grand vide central. La comparaison s’arrête ici, car le blanc central des peintures de Sébastien Dartout n’est pas une réserve mais une surface vivante, vibrante, maçonnée…

    Une analyse superficielle pourrait conclure à une parenté entre ces travaux et ceux des artistes de la mouvance Supports/Surfaces. Il n’en est rien. Bien au contraire. Là où les aînés revendiquaient une peinture-peinture qui ne se rapportait qu’à elle-même, mettant en avant son « absence de lyrisme et de profondeur expressive »[8], Sébastien Dartout construit un espace. Son espace a de la profondeur, tant physique que psychique. On y verra même parfois, horresco referens, quelque chose qui pourrait évoquer une ligne d’horizon, ce que l’artiste récuse, préférant parler d’éventuels passages.[9] Le rouge semble suspendu dans un devant qui ne demande qu’à investir, à contaminer, à saturer le blanc qui l’environne. Il reste cependant à la lisière fragile du geste, de l’action, non pas hésitant, mais soucieux de ne pas s’imposer, de ne pas abolir la matière sous-jacente. L’esprit du spectateur est alors invité à plonger dans l’œuvre… Et bien au-delà…

    Ces compositions se situent donc à la confluence d’un monde intérieur, dans lequel on peut distinguer des fragments de la réalité physique, épurée à l’extrême, et d’un monde intérieur qui révèle une angoisse existentielle, une volonté de concentration sur ce qui demeure, sur ce qui est ontologiquement indispensable, au-delà des apparences et des faux-semblants. La démarche de Sébastien Dartout est donc toute monacale, quasiment mystique, en ce que sa volonté s’impose une discipline pour tendre vers un idéal de perfection. Le processus est de type soustractif, procédant par éliminations successives des éléments superflus pour ne garder que l’indispensable, l’essence des formes, réduites à des verticales et des horizontales. En cela, son travail s’apparente à celui du sculpteur classique qui dégage une forme idéale à partir de l’informe. À ceci près que le matériau de départ de Sébastien Dartout n’est pas un bloc de pierre aux caractéristiques simples, mais un univers de contradictions, un mélange d’accident, de substance et d’essence, qu’il se fixe comme objectif de structurer, de dompter, de hiérarchiser.

    Dans une petite série de travaux récents, Sébastien Dartout part de fiches bristol quadrillées de format A4 coupées en deux de façon inégale. Il les plie pour créer de petites surfaces rectangulaires circonscrites par un liseré à l’endroit de la pliure. Quand le support est remis à plat, il présente des rangées d’alvéoles qui le structurent en lui donnant un léger relief. L’artiste peint alors la surface en blanc, masquant ainsi le quadrillage imprimé et faisant ressortir les ourlets des marques de pliage. Le résultat fait penser aux Tableau-Relief[10] de Gottfried Honegger, soudainement miniaturisés, ou, plus prosaïquement, à la photographie surexposée de la façade impersonnelle d’une de ces barres d’immeubles dans une banlieue qui serait immergée dans une brume blanchâtre. Sébastien Dartout juxtapose alors plusieurs de ces fiches en une ligne horizontale, puis, tel un miniaturiste penché sur un manuscrit médiéval, les enlumine minutieusement en rehaussant quelques zones rectangulaires avec un rouge vif. Le résultat est saisissant, opposant, dans une approche presque dialectique, les sentiments de fragilité et d’immensité, de planéité et de profondeur, sans pour autant recourir aux méthodes illusionnistes qui jalonnent l’histoire de la peinture. On pense plutôt à Mallarmé quand il écrivait : « Le pliage est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux; qui ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, offrant le minuscule tombeau, certes, de l’âme. »[11]

    Il y a, de façon évidente, une dimension religieuse dans ces travaux, de cette religion dynamique au sens où l’entendait Bergson[12], non pas celle des rites et des considérations égoïstes, mais celle d’une transcendance mystique, celle d’une « individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité. »[13] Sébastien Dartout pratique assidument le yoga, cette discipline qui vise, par la méditation, l’ascèse morale et les exercices corporels, à réaliser l’unification de l’être humain dans ses aspects physique, psychique et spirituel. C’est bien de cela qu’il s’agit, dans ses travaux, non pas avec une volonté égoïste de progrès personnel mais avec le souci de nous apprendre à mieux voir au-delà des apparences, le derrière des choses. Intérioriser le monde, extérioriser le moi, subvertir les notions de dehors et de dedans… Nous voici de nouveau au cœur du propos liminaire de Rilke… Et, pour revenir à Bergson, Sébastien Dartout illustre lumineusement les mots du philosophe : « L’art est […] là pour nous montrer qu’une extension de nos facultés de percevoir est possible. »[14] Et cette possibilité devient ici évidence incontestable…

Louis Doucet, octobre 2017



[1] In conférence donnée à Oxford en 1911, repris dans La perception du changement.
[2] Dossier de presse de l’exposition Sébastien Dartout, Galerie du Haut-Pavé, du 7 juin au 2 juillet 2011.
[3] Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie, in Pensées.
[4] L’angoisse est le vertige de la liberté, in Le concept d’angoisse.
[5] Dépliant de presse de l’exposition Sébastien Dartout, Galerie du Haut-Pavé, du 7 juin au 2 juillet 2011.
[6] In Les Ennéades, II.IX.
[7] Notamment lors d’une conversation avec l’auteur de ce texte, le 28 septembre 2017.
[8] Louis Cane, Daniel Dezeuze, Patrick Saytour & Claude Viallat, in catalogue de l’exposition La peinture en question, Musée du Havre, juin 1969.
[9] Correspondance avec l’artiste le 1er octobre 2017.
[10] Œuvres auxquelles Honegger revient périodiquement, des années 1950 aux années 1990.
[11] In Divagations : Quant au livre – Le livre, instrument spirituel.
[12] In Les deux sources de la morale et de la religion.
[13] Ibidem.
[14] In conférence donnée à Oxford en 1911, repris dans La perception du changement.


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