Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 59 – août 2017  

  ISSN 2264-0363
 

Des plasticiens, pourquoi ?
















Salvador Dalí





Theodor W. Adorno





Emil Cioran





Saint-John Perse





Pierre Bourdieu





Georges Palante




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Simon Hantaï





Mona Hatoum





Nicolas Cluzel





Dominique De Beir





Patrice Pantin





Philippe Desloubières


L’art est l’ultime forme de l’espoir.
Gerhard Richter[1]

Celui qui parle au nom des autres est toujours un imposteur.
Politiques, réformateurs et tous ceux qui se réclament d’un prétexte collectif sont des tricheurs.
Il n’y a que l’artiste dont le mensonge ne soit pas total, car il n’invente que soi.
Emil Michel Cioran[2]

À quoi peuvent bien servir ces peintres, sculpteurs, dessinateurs, graveurs, photographes, installateurs, performeurs… tous ces plasticiens dont l’actualité se fait rarement l’écho ? Sauf, peut-être, quand l’un d’entre eux, déjà muséifié, décède à un âge vénérable alors que le plus grand nombre le croyait déjà mort ou bien quand un autre se livre à une extravagance ou qu’une de ses œuvres atteint des prix stratosphériques lors de ventes aux enchères. La question est régulièrement posée, directement ou indirectement, et pas seulement chez les extrémistes politiques : les artistes plasticiens sont-ils utiles ? Les musiciens, les chanteurs, les comédiens, les danseurs, les saltimbanques… eux aussi englobés sous la dénomination d’artistes, sont mieux lotis car peu de personnes se posent la question de leur utilité. Elle semble aller de soi… Les amuseurs sont acceptables. Les plasticiens dérangent… Il est d’ailleurs symptomatique de constater que l’un des plasticiens le plus connu du grand public, Salvador Dalí, l’est plus par sa moustache et par ses outrances et son goût de la mise en scène de sa propre personne que par ses créations plastiques…

    Adorno, initiateur de la dialectique négative, écrivait : « Aussi longtemps qu’il existe une conscience de la souffrance parmi les hommes, il doit exister de l’art comme forme objective de cette conscience. »[3] Certes, ce propos s’inscrit dans son discours sur l’impossibilité de tout saisir par le simple moyen de la pensée[4] mais il le dépasse et fait écho à ce que Dostoïevski écrivait trois quarts de siècles plus tôt : « La souffrance est l’unique cause de la conscience. »[5] Et Cioran de diviser les hommes en deux catégories : « ceux qui ont compris cela, et les autres. »[6] Faut-il, pour autant, penser que tous les vrais artistes sont des masochistes qui se complaisent dans l’exaltation de leurs propres souffrances devant un monde qui leur échappe ? Rien n’est moins sûr. C’est que les tourments qu’ils expriment ne sont pas les leurs, mais ceux de la société dans laquelle ils baignent. L’artiste serait ainsi le témoin privilégié de ces épreuves et tenterait de nous en faire prendre conscience. On pense au propos de saint Paul aux Romains : « Nous le savons, jusqu’à ce jour, toute la création gémit dans les douleurs de l’enfantement. Et non pas elle-seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. »[7]

    Témoin gênant, potentiellement dangereux, en tout cas, si l’on en juge par l’acharnement qu’ont eu toutes les dictatures du XXe siècle à mettre au pas leurs artistes, à leur imposer un cadre bêtifiant pour les empêcher de sensibiliser leurs contemporains à la vérité... ou, tout du moins, à une vérité autre que celle de la doxa officielle… Même si notre époque n’a rien à voir avec les horreurs du stalinisme, du maoïsme ou du nazisme, ses fonctionnaires de la culture – quelle hérésie que cette juxtaposition de mots ! – continuent à exercer, de façon plus ou moins insidieuse, un contrôle sur ce que doit être et ce que ne peut être une création digne de la reconnaissance publique. Un chef d’État élu avec 99 % des voix est immédiatement qualifié de dictateur par la communauté internationale… Que dire alors de cette vision unilatérale de la création contemporaine que tentent de nous imposer les censeurs de la pensée et de la création ? C’est aussi une forme de dictature, peut-être plus insidieuse car moins visible que celle des tyrans unanimement condamnée. Seule médiocre consolation, la chose n’est pas nouvelle. Depuis des siècles, l’institution se trompe dans ses choix et défend ses créateurs que l’histoire fait tomber dans l’oubli dès la génération suivante. Ce ne sont pas les achats de l’État qui ont constitué les collections dont nos musées s’enorgueillissent mais des dons, legs, dations et autres donations. Ce qui est nouveau, c’est la vitesse à laquelle les instances officielles créent et abandonnent leurs coqueluches. Le cycle de la gloire et de la relégation est désormais de quelques années. Ce qui diffère aussi, c’est aussi que quelques grands collectionneurs, plus soucieux de placements financiers que de la qualité des œuvres qu’ils amassent, influencent les choix publics. Ce qui explique d’ailleurs leur volatilité… Pour les moins fortunés, collectionner n’a désormais de sens que s’il y a un intérêt économique, spéculatif. On fait donc appel à de prétendus experts pour choisir les artistes et les œuvres qui sont des valeurs sûres…, donc déjà adoubés par les institutions. Les grands amateurs d’autrefois, dont les collections ont fini par enrichir les musées, avaient des goûts personnels plus solides et se souciaient peu de faire des affaires…

    Le 10 décembre 1960, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, Saint-John Perse disait de la poésie : « L’Amour est son foyer, l’insoumission sa loi, et son lieu est partout, dans l’anticipation. » Avant de conclure : « Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps. » Il me semble que l’on pourrait dire la même chose des plasticiens… Mauvaises consciences de leur temps, dérangeurs, empêcheurs de bêtifier en rond, poils à gratter… Gide en fait même la raison d’être de l’artiste « En désaccord avec son temps – c’est là ce qui donne à l’artiste sa raison d’être. »[8] Il faut faire attention, cependant, car la transgression et la marginalité peuvent vite devenir une mode officialisée, estampillée. Gérard Garouste nous met en garde : « La marginalité de l’artiste peut devenir une convention sociale. »[9] Ce faisant, les docteurs de la pensée unique essaient de nous donner une illusion de liberté… Liberté factice et très surveillée…

    Quelques années plus tard, Camus reprendra ce point de vue en y ajoutant une dimension constructive, celle de l’élaboration d’une compréhension du monde : « Le monde de l’artiste est celui de la contestation vivante et de la compréhension. »[10] Le plasticien se comporterait ainsi en transcodeur, recevant, transformant et réémettant. Victor Vasarely l’a bien saisi, quand il écrit : « Le moment crucial de chaque artiste est sa transmutation d’être récepteur en être émetteur : là, il devient créateur, être rarissime découvrant son rôle qui consiste à donner. »[11] Le problème est que l’artiste n’a pas la prétention mégalomaniaque des politiciens. Il ne prétend pas détenir la vérité. Tout au plus une vérité, changeante, vacillante, de surcroît. Tahar Ben Jelloun le souligne : « Un artiste ne peut avoir de certitudes. Tout son être, tout son travail sont habités par le doute. »[12] Ce doute essentiel est au cœur de toute création plastique. Nous nous situons donc ici aux antipodes de la propagande et de ses méthodes éprouvées par nos dictatures, que ce soit celles des régimes autoritaires ou celles de la bien-pensance érigée en substitut à la réflexion individuelle. Maurice Blanchot analyse de façon pertinente les hésitations, les incertitudes du créateur, sa quête inassouvie d’un vrai qui lui échappe sans cesse : « Ainsi, nous savons que compte moins l’œuvre que l’expérience de sa recherche et qu’un artiste est toujours prêt à sacrifier l’accomplissement de son ouvrage à la vérité du mouvement qui y conduit. »[13] Et Nicolas Schöffer de résumer dans une des formules percutantes dont il a le secret : « Le rôle de l’artiste n’est plus de créer une œuvre, mais de créer la création. »[14]

    Pour autant, il ne faut pas sombrer dans une vision démiurgique du plasticien, telle que Malraux l’exprimait : « L’artiste n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival. »[15] Ou comme Dubuffet qui en fait l’égal de Dieu créant par le seul fait de nommer les choses : « Il était instructif de vérifier là à quel point la fonction de l’artiste consiste, autant qu’à créer des images, à les nommer. »[16] Le plasticien reste humain, trop humain, avec ses interrogations, ses doutes, ses limites. Il est comme l’albatros de Baudelaire : « Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »[17] Sachant que, de nos jours, les huées ont fait place à l’indifférence, beaucoup plus cruelle, pour les créateurs, que l’hostilité.

    D’aucuns confineront le rôle du plasticien à celui de créateur d’images. Pourquoi pas ? Mais il faut se souvenir que Sartre, dans L’Imagination, déclarait que les images sont des actes ouverts et non des choses refermées sur elles-mêmes. Chaque année, je suis amené à délibérer sur des centaines de dossiers de candidature de prétendus plasticiens. La plupart des prétendants sont rapidement rejetés parce que, justement, ils n’ont pas compris cela. Leurs couchers de soleil, leurs barques échouées, leurs enfants sur la plage, leurs citadins en déambulation ou à bicyclette (très en vogue depuis quelques années), leurs paysages, leurs fleurs ne sont que des images fermées. Elles n’ont de sens que pour eux… Et encore… Il en est de même d’un certain nombre de tenants de l’abstraction gestuelle qui n’ont pas compris la différence entre informel et informe et nous proposent, au mieux, leurs états d’âme personnels, sans se poser la question de savoir s’ils peuvent intéresser des tiers. Et puis, il y a l’effet de mode. Une année, nous avons été envahis de vanités… C’était en 2010. Le musée Maillol avait organisé une splendide exposition sur ce thème… Mais tout le monde n’est pas le Caravage ni même Damien Hirst…

    Ce qui reste affligeant, ce n’est pas que des gens désœuvrés se distraient en se livrant à ces exercices stériles. Après tout, s’ils y trouvent du plaisir, tant mieux… Depuis Duchamp (« chacun serait un artiste, mais méconnu en tant qu’artiste »[18]) et Beuys (« chaque homme est un artiste »[19]) tout le monde peut légitimement se dire artiste. Ils oublient cependant que le même Duchamp, qu’ils ignorent ou abhorrent, écrivait : « le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût. »[20] Beaucoup de ces barbouilleurs exhibent fièrement leur matricule d’inscription à la Maison des Artistes comme preuve de leur appartenance à la confrérie. Tout ceci serait risible si leurs productions insipides et consternantes n’occupaient pas une trop grande place dans l’espace public. Peu regardants sur la qualité des conditions d’exposition de leurs tristes ouvrages, ne demandant aucun droit de monstration, prêts à payer pour exhiber leurs travaux, ils deviennent des aubaines pour les collectivités locales en quête d’animation culturelle à bon marché… Certains organismes à caractère purement commercial se sont d’ailleurs placés sur ce créneau florissant et proposent, moyennant finances, d’exposer les besogneux produits de tout plasticien autoproclamé en quête de reconnaissance.

    L’effet est désastreux. À un public consciencieusement déculturé – pour ne pas dire décérébré – par une télévision débilitante, par l’abandon de l’enseignement des humanités et par l’atrophie programmée du sens critique, on propose comme modèles de la création plastique contemporaine des objets creux, vides de signification, porteurs d’aucune vision sur notre monde ni sur notre temps. Une version contemporaine des Panem et circenses… Ce même public, s’il vient à être confronté à des œuvres fortes, porteuses de sens, témoignant des convulsions de notre monde, se rebelle et crie à l’élitisme… Le populisme dans ce qu’il a de plus radical et destructeur : « opposer un peuple réputé vertueux et homogène à un ensemble d’élites […] qui voudraient le priver de son identité. »[21] Si tant est que cette notion ait un sens, l’identité française doit pourtant plus à Courbet, Manet, Matisse et Picasso qu’à Millet, Bouguereau, Meissonnier et Buffet. Cependant, en leur temps, les premiers étaient considérés comme élitistes et les seconds comme populaires…Curieux renversement des rôles… Plus grave encore, les œuvres médiocres, traitées comme des objets de décoration, se vendent, d’où, chez certains créateurs plus sincères, l’émergence de pratiques alimentaires qui, trop souvent, finissent par phagocyter leur activité originale.

    Il existait, autrefois, une bourgeoisie fortunée, éclairée et cultivée qui, par ses achats et, parfois, par son militantisme, arrivait à faire émerger les plasticiens en rupture avec l’académisme, faisant ainsi office de contrepoids à l’art officiel. Bourdieu l’a remarquablement mis en évidence dans son analyse du champ artistique à l’époque de Manet.[22] Aujourd’hui, la bourgeoisie a disparu au profit des classes dites moyenne ou aisée dont l’inculture est de rigueur, qui cultivent plus le paraître que l’être. Il faut donc aller voir les expositions dont on parle, pour ne pas avoir l’air idiot. D’où ces files d’attente interminables pour visiter les manifestations dont la presse se fait l’écho et des allées vides pour les autres. En 2013, le Centre Pompidou présentait simultanément deux accrochages consacrés respectivement à Simon Hantaï et Roy Lichtenstein. Il y avait plus d’une heure d’attente vous visiter la seconde, avec des salles étroites, bondées affichant beaucoup d’œuvres mineures, alors que la première, passionnante, enchaînant chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre, était désertée.[23] Plus tard, en 2014 et 2015, se succédaient deux expositions dédiées à Jeff Koons puis Mona Hatoum. La visite de la première, très médiatisée, était vite lassante mais il fallait faire la queue pour y entrer. La seconde, passionnante, foisonnante de créativité et d’imagination était boudée par le public… Ce public qui a désormais délégué ses facultés de penser et de juger à des tiers… Qui en profitent à des fins qui ne sont pas toujours avouables… Bourdieu va plus loin et n’hésite pas à parler d’obscurantisme : « […] je pense, vous l’avez sans doute senti, que l’art est aujourd’hui le lieu d’un obscurantisme. Si Durkheim ou Weber revenaient, ils passeraient de la sociologie de la religion à la sociologie de l’art, parce que beaucoup de logiques mises en évidence sur le prophétisme, la croyance, etc., qui s’observent dans le champ religieux sont aujourd’hui présentes dans le champ artistique. Les difficultés que l’on rencontre quand on travaille sur ces terrains ne sont pas seulement des difficultés intellectuelles : il y a aussi des difficultés sociales, que je pense être des résistances qui tiennent au fait que l’art est aujourd’hui investi, peut-être plus que tout autre objet social, de croyances ultimes, et donc entouré de tout un système de défense collectif. »[24]

    Faut-il pourtant se résigner à ne voir dans les plasticiens contemporains que de médiocres marionnettes au service d’une animation culturelle au rabais ou des otages plus ou moins consentants de spéculations financières ? Faut-il choisir entre insignifiance et opérations boursières ? Non, il existe, comme il en a toujours été au cours des siècles passés, une troisième voie, celle de la création sincère d’artistes qui ont quelque chose à dire, arrivent à l’exprimer, maîtrisent leur technique et ne copient pas servilement – et souvent maladroitement – des modèles passés.

    Le spectre du quelque chose à dire est potentiellement illimité. Il est au moins aussi large que celui des littérateurs, depuis la protestation politique engagée jusqu’à la réflexion sur la création, sur l’acte créateur et sur le rôle de l’artiste dans la société… De l’action à la métaphysique… Le refus du plagiat n’exclut pas un enracinement dans la féconde histoire des arts plastiques, voire une réactualisation de certains chefs-d’œuvre du passé. Je pense, par exemple, ici à la démarche de Nicolas Cluzel, qui exploite les icônes que sont devenues certaines peintures de Rubens, Rembrandt, Géricault, Goya, Manet, Caillebotte… et les détourne pour en faire de violents plaidoyers à charge contre les excès de notre temps. On peut aussi évoquer la peinture de Guy Le Meaux inspiré par Velázquez qu’il relit à travers Husserl et Merleau-Ponty… Et bien d’autres encore… Parmi ceux qui s’intéressent au métier du plasticien et à ses matériaux, on peut mentionner la démarche de Dominique De Beir visant à nous révéler un envers de la surface du subjectile, celle de Patrice Pantin qui tente de mettre en évidence les entrailles du papier, de Claude Cattelain qui fait du geste de l’artiste le seul sujet de ses œuvres, que ce soient des dessins, des performances ou des vidéos… La nature peut rester un sujet d’inspiration, comme chez Philippe Desloubières qui traduit en structures métalliques les processus de germination et de croissance… D’autres feront de la couleur, de la ligne, de la lumière, du mouvement, du matériau… leur domaine d’intervention… On pourrait multiplier les exemples à l’infini mais le point commun entre tous ces créateurs est qu’ils ont quelque chose à nous dire… Après tout, l’art est un langage et la moindre chose que l’on puisse en attendre, c’est qu’il soit porteur de sens… On tolère difficilement les écrits creux ou répétitifs. Pourquoi accepterait-on des œuvres plastiques vides de signification ou des productions de plasticiens qui répètent les mêmes choses ad nauseam, finissant par se plagier eux-mêmes ?

    Depuis près de quarante ans, nous militons, mon épouse et moi, pour la promotion et la reconnaissance de ces plasticiens qui rejettent simultanément la vacuité démago-populiste et les sirènes d’une mode de plus en plus volatile. Ils sont nombreux et n’ont pas la visibilité qu’ils mériteraient. À quoi bon dépenser tant d’énergie pour défendre cette cause ? Il y a tant d’autres actions utiles qui sont en manque de bonnes volontés et de ressources… Au-delà de toutes les excellentes raisons qui ont été abordées ci-dessus il en est au moins deux qui nous encouragent à poursuivre.

    La première est que, dans un monde où règnent la pensée unique, la bien-pensance, le prêt-à-penser et l’intolérance vis-à-vis de quiconque ne partage pas ses propres points de vue, ces plasticiens nous proposent une voie autre. Ils militent pour la diversité, non pas celle défendue par la loi, celle des différences ethniques, religieuses, de genre ou de pratiques sexuelles, mais celle des modes de pensée. Ils nous démontrent, à travers chacune de leurs œuvres, que le monde n’est pas binaire, manichéen, avec d’un côté ce qui est bien et mérite d’être promu, et de l’autre, ce qui est mal et doit être tenu caché, qu’il n’y a pas une vérité, la leur. Plus encore, chez les meilleurs d’entre eux, l’observation de leurs productions suscite des interprétations qui diffèrent d’un spectateur à l’autre, sans que l’une puisse prévaloir sur l’autre. Ces artistes nous démontrent que le monde n’est pas réductible à une simple confrontation entre un vrai et des faux, mais que la vérité, si tant est qu’il y en ait une, est multiple. Chez les adultes, déformés depuis plusieurs années par un environnement intellectuel de type totalitaire, l’exercice est difficile, parce qu’il passe par une remise en cause d’années de certitudes non étayées et/ou par la transgression de certaines contraintes de la vie en société. Georges Palante, visionnaire trop méconnu, déclarait très justement, dès 1909 : « la conscience sociale opprime souvent les consciences individuelles »[25] et « ce qui est socialement respectable est souvent sans valeur aux yeux de la raison individuelle de l’homme réfléchi. »[26] Chez les enfants, dont le jugement et la sensibilité n’ont pas encore été pleinement bridés par les conventions sociales, cette ouverture est naturelle. Chaque fois que nous sommes amenés à organiser une exposition, nous insistons pour que soient mises sur pied des opérations de médiation avec les scolaires. Chaque fois, même au bout de plusieurs années, nous sommes surpris par la richesse de ce que les élèves nous disent, par ce qu’ils voient et par la façon dont ils l’interprètent. Certains d’entre eux entraînent même leurs parents pour une seconde visite, lesquels, dans la plupart des cas, nous déclarent avoir changé leur point de vue sur la création contemporaine, passant d’un rejet dédaigneux à un commencement d’intérêt… C’est peu, mais c’est plus significatif que les longs discours creux…

    La seconde, c’est la capacité qu’ont les arts plastiques de faciliter une intégration par le haut. Dans un monde où la réussite sociale et économique est trop souvent dictée par la maîtrise des disciplines scientifiques, où les humanités ont quasiment disparu des programmes d’enseignement général, l’intérêt pour les arts plastiques constitue une voie alternative d’épanouissement et de reconnaissance. Leur mise en œuvre auprès des rejetés du système scolaire, permet de donner une dignité et une confiance en soi à ceux qui se sentent exclus. Plusieurs fois, il m’est arrivé de constater la particulière intelligence perceptive de certains enfants devant des œuvres d’art. Quand j’en faisais la remarque aux enseignants qui les encadraient, ils me déclaraient, dans la plupart des cas, que c’étaient les cancres de leur classe… Au moins un domaine dans lequel ils pouvaient briller devant leurs camarades et regagner de l’assurance… Une autre fois, une intervention auprès d’un groupe d’autistes de tous âges nous a permis de découvrir combien la confrontation avec des productions plastiques peut, de façon surprenante, briser l’enfermement en soi et susciter une communication verbale fluide et pertinente. Un grand nombre des phares de l’histoire de l’art français du XXe siècle n’étaient pas des matheux ni des forts en thème. Certains avaient même de sérieuses difficultés pour s’exprimer en français. Ils n’en font pas moins partie de notre tissu culturel, témoignant de cette intégration réussie que la plupart de nos extrémistes abhorrent…

    Ultime forme de l’espoir, comme le déclare Richter, la création plastique et ses auteurs méritent donc notre respect et notre gratitude. Ils rendent notre monde un peu plus vivable, ce que même les meilleurs de nos saltimbanques, politiciens, réformateurs, tribuns et autres tricheurs n’arrivent pas à réaliser de façon durable…

Louis Doucet, avril 2017



[1] In Notizen, 1981.
[2] In Précis de décomposition.
[3] In Métaphysique, concept et problèmes, 1965.
[4] La dialectique négative, 1966.
[5] In L’idiot, 1869, cité par Emil Michel Cioran in Des larmes et des saints, 1937.
[6] Ibidem.
[7] Rm 8, 28.
[8] In Journal 1889-1939, 6 juillet 1937.
[9] In L’Intranquille.
[10] In Actuelles.
[11] In Plasti-cité.
[12] In Le bonheur conjugal.
[13] In L’Entretien infini.
[14] In La Ville cybernétique.
[15] In L’Intemporel.
[16] In Prospectus et tous écrits suivants.
[17] L’albatros, in Les fleurs du mal.
[18] Cité par Alain Badiou, Sur Duchamp, École normale supérieure, 9 mars 2007.
[19] Jeder Mensch ein Künstler, titre d’un film de Werner Krüger sur Beuys, 1980.
[20] Interview dans Revista, 1959.
[21] Daniele Albertazzi & Duncan McDonnell, Twenty-First Century Populism.
[22] In Manet, une révolution symbolique.
[23] Il est vrai qu’un des critiques d’art du Monde avait qualifié Simon Hantaï de peintre mineur et s’insurgeait contre le fait qu’un espace aussi important lui ait été affecté…
[24] Ibidem.
[25] In Précis de sociologie.
[26] Ibidem.


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