Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 32 – mai 2015  

  ISSN 2264-0363
 

Fabien Jouanneau







Roberto Matta
Les Grands Transparents, 1942








Fabien Jouanneau peint des épiphanies, des manifestations. Sa démarche, un peu folle, vise à révéler, à manifester, la transparence, étymologiquement « ce qui paraît au-delà. » À cette fin, il recourt à des voiles en polyester, non pas pour leurs qualités intrinsèques mais pour leur capacité à occulter ou à masquer, à brouiller ou à révéler. Voiler pour mieux révéler… Faire apparaître la disparition… Masquer tout en montrant… Voici quelques-uns des paradoxes de ces productions fascinantes.

    L’espace interstitiel, entre deux voiles, constitue un entre-deux où tout peut advenir. Il reste incertain, entre matérialité et évanescence, imposant une certaine forme de lenteur, « celle qui nous construit, fait appel à notre mémoire, et tient à distance évidence et immédiateté » dit l’artiste. Son épaisseur, réelle, mesurable, semble s’abolir au profit d’un terroir voué à l’incertitude, à la subversion des sens – et pas seulement celui de la vue –, à la confusion des notions de présence et d’absence, au chambardement d’une réalité vacillante et de son improbable image spéculaire virtuelle. Il est simultanément inframince, au sens duchampien de ce terme, et d’une abyssale profondeur. Son domaine est celui du hasard et d’appréhensions aussi irrationnelles qu’indéfinissables.

    On pense à la définition que Breton donnait de ses Grands Transparents, « qui se manifestent obscurément à nous dans la peur et le sentiment du hasard »[1]. Matta en donna une représentation plastique, dans la descendance du Grand Verre de Duchamp, et Karlheinz Barck les théorisa : « spectres de la surface qui sont des êtres mythiques qui nous mettent en garde contre les profondeurs occupées par des fantômes qui nous hantent. »[2] Projection des monstres qui hantent la vie intérieure de chacun des observateurs sur la grille-écran formatée par l’artiste…

    Les compositions de Fabien Jouanneau jouent le rôle d’ordonnatrices d’un monde onirique, structuré par une véritable logique, mais dont les rouages sont mystérieusement voilés pour ne laisser transparaître que les reflets trompeurs d’une rationalité dont on finit de douter. S’agit-il de la réalité, de son incertaine réplique ou d’une illusion trompeuse ? Peut-être faut-il aussi y voir une manifestation – littéralement une épiphanie – de l’érotique-voilée chère à Breton.[3]

    Les œuvres de Fabien Jouanneau sont autant d’invitations à traverser la surface translucide pour pénétrer dans un monde en apesanteur. Un monde qui conjugue l’expansion d’espaces potentiellement illimités et l’exiguïté d’un volume confiné. Intimité et universalité y coexistent et s’entrechoquent, au gré de l’imagination ou des états d’âme du spectateur. La transparence du voile joue un rôle actif primordial dans la révélation d’un univers onirique, plein de surprises, à la fois familier et étrange. On peut y trouver un écho de cette très germanique Unheimlichkeit chère, notamment, à Freud et à Heidegger : inquiétante étrangeté ou dépaysement. Elle est à l’opposé de ce vernis transparent auquel Stendhal comparait le style : « Le style doit être comme un vernis transparent : il ne doit pas altérer les couleurs, ou les faits et pensées sur lesquels il est placé. »[4] Nous sommes donc à l’opposé de ces effets formels tapageurs et faciles, de ces bricolages approximatifs auxquels ont recours certains de nos faiseurs de l’art contemporain en panne d’idées ou d’inspiration.

    Fabien Jouanneau nous livre aussi une sorte de radiographie – ou plutôt une radioscopie – d’un espace énigmatique, insaisissable et palpitant, vibrant avec la lumière, répondant aux déplacements de l’observateur. On devine, chez lui, une course aussi désespérée qu’effrénée pour s’emparer des réalités vivantes avant qu’elles ne s’anéantissent définitivement. On y décèle une empathie amoureuse pour des riens insignifiants, pour des corps évanescents, à la matérialité éphémère, échappant à l’étreinte au moment même où l’on pense les empoigner. Son travail se ferait ainsi l’écho du propos de Victor Hugo : « Aimer un être, c’est le rendre transparent. »[5]

Louis Doucet, janvier 2015



[1] In Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non.
[2] In Décolonisation de l’esprit occidental, in Mélusine XVII, 1997.
[3] « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. » in L’Amour fou.
[4] In Mélanges de littérature.
[5] In Les Misérables.


Débora Bertol – La tête et les pieds dans les étoiles













L’Oiseau de paradis


Le Petit cheval


Le Serpent


Les Voiles


La Vierge


La Coupe


La Lyre


Le Petit chien


Tout individu collabore à tout l’être cosmique,
que nous le sachions ou non,
que nous le voulions ou non.
Friedrich Nietzsche[1]


Ce sont les étoiles, les étoiles tout là-haut
qui gouvernent notre existence.
William Shakespeare[2]

Les œuvres de Débora Bertol résultent d’un dialogue permanent, d’incessants allers et retours entre l’art, les sciences, la littérature et la philosophie. Pour arriver à ses fins, l’artiste mobilise le dessin, la photographie, la vidéo, l’installation et le détournement ou recyclage d’images ou d’objets. En s’appropriant des gestes et des objets de la vie quotidienne, elle cherche à révéler ce qu’ils ont d’universel au-delà de leur apparente banalité. Ses productions les plus récentes s’inscrivent dans deux séries : Propositions pour la représentation de l’infini et Mon ciel est différent du tien. Toutes deux nous interpellent sur le (non-)sens de la vie et sur la relativité des perceptions humaines.

    Débora Bertol illustre le parallèle – voire l’identité – entre macrocosme et microcosme, faisant écho aux préoccupations de Paracelse et des alchimistes de la Renaissance. Ces initiateurs de la méthode scientifique moderne, fidèles à leur conception de l’unité de l’univers, établissaient un principe d’équivalence entre les métaux et les forces astrales, entre les humeurs organiques et les constellations, entre les composantes du corps humain et les signes du zodiaque. Cette similitude de construction constitue aussi, depuis plus de trois mille ans, un point central de la mystique hindouiste.[3] L’astrologie et les croyances populaires, dont Shakespeare, parmi d’autres, se fait l’écho, ont donné aux configurations astrales un rôle prépondérant dans la conduite des affaires humaines. Pascal, à son tour, sera pris de vertige devant la mise en abîme de deux univers qui se renvoient leurs images spéculaires : « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. »[4] Nietzsche, de son côté, soulignera l’étroite communion entre l’humain et le cosmos. Plus près de nous, Bachelard établira un autre type de parallélisme, plus immatériel, entre deux mondes qui entrent en résonance : « Le monde des étoiles touche notre âme : c’est un monde du regard. »[5]

    Débora Bertol nous propose une autre vision de l’abolition, de la dissolution, de l’entrechoquement des notions d’échelle. L’exemple le plus flagrant se trouve dans sa série des Constellations historiques. Dans ces œuvres, de petites dimensions, elle part de banales cartes postales, souvenirs achetés à la carterie du Musée du Louvre. Elle cherche des associations, simples ou complexes, entre des fragments des images collectées et la configuration des étoiles de certaines parties du ciel nocturne, puis les matérialise à l’aide d’épingles de couturière à grosses têtes, piquées dans la photographie. Le schéma ainsi figuré se superpose à des images de chefs-d’œuvre du passé qui entretiennent un rapport, proche ou lointain, avec la symbolique de la constellation figurée.

    Son exercice ne se limite pas aux douze traditionnels signes du zodiaque, ni aux quarante-huit galaxies connues par Ptolémée, mais inclut la totalité des quatre-vingt-huit constellations visibles dans l’un ou l’autre hémisphère (l’artiste est née et a étudié à Porto Alegre, l’extrême sud du Brésil…) Ainsi, les Chiens de chasse sont associés à la Diane chasseresse de l’École de Fontainebleau, le Peintre à un autoportrait de Rembrandt, le Compas à l’Homme de Vitruve de Vinci, la Lyre à l’Apothéose d’Homère d’Ingres, les Voiles à Ulysse remet Chryséis à son père de Claude Lorrain, la Flèche au Saint Sébastien du Pérugin, la Coupe au Dessert de gaufrettes de Lubin Baugin, l’Oiseau de Paradis à Psyché et l’Amour de Gérard, la Vierge à la Vierge et enfant avec le jeune saint Jean-Baptiste de Botticelli, le Petit cheval au Bonaparte franchissant les Alpes de Delaroche, le Petit chien à la Femme buvant avec des soldats de Pieter de Hooch, la Table aux Noces de Cana de Véronèse, le Serpent à L’Hiver ou Le Déluge de Poussin…

    Il y a, dans la démarche de Débora Bertol, une inversion du processus qui a présidé à la désignation des amas d’étoiles. Depuis la plus haute Antiquité, les hommes se sont évertués à associer des images concrètes à des configurations de repères lumineux. Notre artiste, elle, procède à l’opposé, identifiant, dans des images préexistantes, des dispositions de points qui figurent la géométrie de constellations. Son propos, essentiellement réflexif, matérialise ainsi une forme de symétrie conceptuelle dont l’axe serait l’humain.

    Les épingles ne sont enfoncées que très superficiellement dans les images, ce qui, en vision latérale ou par l’effet des ombres portées, donne aux œuvres une troisième dimension qui en change singulièrement la perception. On peut déceler, dans ce geste d’agression des images, une forme d’iconoclasme ou la manifestation de pulsions sadiques, dans la continuité des représentations picturales du martyre de saint Sébastien. Plus naturellement, viennent à l’esprit les minkisi, ces fétiches à clous du Bakongo, et la pose de clous d’envoûtement ou de désenvoûtement sur les dagydes, dans certains rituels vaudous. De mon côté, pour je ne sais quelle raison, c’est l’image du hérissement des lances des assaillants dans la Bataille de San Romano d’Uccello qui s’impose à moi.

    Débora Bertol est chercheuse – et trouveuse – d’infini, arpenteuse d’années-lumière, la tête dans les étoiles mais les pieds sur terre, embourbés dans des reflets du ciel. Elle contemple des étoiles dans une flaque d’eau ?[6] En notre temps, où à l’opposé de l’astrologue de La Fontaine,[7] l’homme ne prend plus de risques en levant les yeux vers le haut, vers les astres, mais en les baissant, vers le bas, vers l’écran de son téléphone mobile, ne faut-il pas lire les œuvres de Débora Bertol comme une puissante réverbération de l’exhortation d’Apollinaire : « Il est grand temps de rallumer les étoiles. »[8]

Louis Doucet, janvier 2015



[1] Cité par Albert Camus dans L’Homme révolté.
[2] In King Lear.
[3] Par exemple, Swâmi Vivekananda : « Le macrocosme et le microcosme sont construits exactement sur le même modèle. »
[4] In Pensées.
[5] In L’Air et les songes.
[6] Georges Chelon : « Y a des p’tits bouts d’étoiles qui brillent au fond de l’eau. »
[7] In L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits :
                  Un Astrologue un jour se laissa choir
                  Au fond d’un puits. On lui dit : Pauvre bête,
                  Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir,
                  Penses-tu lire au-dessus de ta tête ?

[8] In Les Mamelles de Tirésias.


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