Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
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N° 29 – février 2015  

  ISSN 2264-0363
 

Démagogie et populisme




Xavier Gorce, Les indégivrables
Le Monde, 3 octobre 2014


Dans Le Monde du 3 octobre 2014, Xavier Gorce, sous sa rubrique Les indégivrables, nous livre un dialogue entre deux de ses sympathiques pingouins :
    — Ah ! Je reconnais là immédiatement une œuvre d’art véritable !
    — À quoi reconnaît-on une œuvre d’art véritable ?
    — Enfin ! À ce qu’elle est immédiatement reconnue par un critique d’art reconnu !

Il y a du vrai, du vécu, dans cet échange qui pourrait d’ailleurs aussi viser certaines des chroniques artistiques figurant dans les colonnes de ce même quotidien.

    Quelques jours auparavant, lors du vernissage d’une exposition dont j’assurais le commissariat, avec mon épouse, une personne s’est approchée de moi et, me tendant sa carte, m’a déclaré qu’elle avait lu quelques-uns de mes articles, y adhérait pleinement et se définissait comme une artiste contemporaine, en insistant bien sur ce dernier mot. J’ai failli lui rétorquer que, fort heureusement, du moins pour elle, elle me semblait effectivement bien vivante. Ne voulant ni la blesser ni entrer dans une discussion stérile, j’ai mis la carte dans ma poche et ai continué mes échanges avec d’autres personnes. De retour à la maison, vidant mes poches, encombrées de cartons d’invitation et de papiers divers, j’ai retrouvé sa carte qui signalait l’adresse d’un site. Par acquis de conscience, je l’ai visité et, de façon assez prévisible, y ai trouvé des photographies d’œuvres relevant d’une esthétique nuagiste désuète depuis au moins cinq décennies, témoignant d’une confusion flagrante entre informel et informe

    Pourquoi rapprocher ces deux faits, apparemment sans rapport ?

    C’est que, à l’instar de certains discours politiques nauséabonds, tous deux traduisent les effets d’une forme pernicieuse de démagogie et de populisme. Elle s’appuie sur un anti-intellectualisme primaire en flattant, sans scrupules ni pudeur, la médiocrité d’artistes auto-proclamés qui n’ont rien à dire de pertinent, ne maîtrisent aucune technique et singent maladroitement des productions de leurs aînés.

    Le comique de cette triste situation est que ces mêmes personnes s’approprient, sans vergogne, des postures revendiquées notamment par Duchamp[1] et Beuys[2], artistes dont ils vouent les œuvres aux gémonies et sur lesquels ils vomissent leur haine, leurs invectives et leurs insultes, sans d’ailleurs connaître leur travail ni surtout proposer d’alternative viable. Le brûlot périodique de Nicole Estérolle[3] est un exemple patent de ce type d’attitude. Le discours qui y est développé est, en bien des points, comparable à celui qui stigmatisait, en des temps de triste mémoire, l’entarte Kunst. On y lit, en filigrane, des fragments des (non-)programmes culturels fétides des municipalités récemment conquises par le FN. Sa démarche a toutes les caractéristiques de celles des partis populistes, de droite ou de gauche, désignant les intellectuels – les « élites », dans leur terminologie – à la vindicte populaire, entretenant les frustrations d’artistes en mal de reconnaissance, s’appuyant sur une inculture plastique et esthétique volontairement entretenue par l’État, maniant les approximations et les raccourcis hâtifs, déformant l’information, focalisant sur des détails de peu d’importance, généralisant et caricaturant sur la base de données erronées… Toutes méthodes éprouvées par les régimes dictatoriaux. On peut y déceler les frustrations et la jalousie d’artistes blessés de ne pas être reconnus et qui, au lieu d’en rechercher les racines dans leur propre travail, tentent d’en attribuer les causes aux autres. C’est tellement plus facile que se remettre en cause…

    Ce torchon haineux n’est pas isolé. Internet a permis leur multiplication à bon compte, leurs auteurs s’abritant, le plus souvent, derrière des pseudonymes ou dans un anonymat à l’aune du courage de leurs pathétiques fanfaronnades. Les artistes qui trouvent grâce aux yeux de ces contempteurs de l’art contemporain sont bien souvent ceux qui exposent dans les salons de peintres du dimanche, n’ont rien à dire, ne maîtrisent aucune technique et peinent lamentablement à copier des modèles anciens qu’ils auraient probablement conspués s’ils en avaient été les contemporains. Ce sont, en tout cas, ceux que leurs tristes écrits flattent et encouragent en les entretenant dans leurs chimères. Il est effectivement plus facile de mener un combat d’arrière-garde, à cent ans de distance, contre Duchamp que de proposer des exemples à suivre ou à admirer parmi les artistes de notre temps. En recourant à de telles méthodes totalitaires, ces démagogues de la pensée jettent le bébé avec l’eau du bain, à la grande joie des ignares et des médiocres et au grand dam des véritables créateurs.

    Il est vrai que les excès de médiatisation d’un art officiel, avec ses codes ridicules, ses stars de pacotille et ses valeurs aussi éphémères que spectaculaires, se prêtent assez facilement à la caricature et à la dérision. Mais les méthodes utilisées, consistant essentiellement à désigner des artistes reconnus[4] – quelle que soit leur valeur – comme responsables de tous les malheurs de l’art en France, relève des techniques habituelles du populisme à court d’arguments. En supposant qu’il en ait jamais eu… Diviser pour mieux régner… Susciter la jalousie… Détourner l’attention des vrais problèmes pour masquer son incompétence à les cerner et à les traiter… Telles sont les méthodes éprouvées de tous ces flatteurs et exploiteurs de la médiocrité.

    Le problème de fond est celui de l’inculture croissante des Français, lobotomisés par une télévision débilitante, abêtis par la disparition de l’enseignement des humanités et de toutes les disciplines développant le sens critique, coupés de leurs racines culturelles par un manque de courage politique qui confond reconnaissance de la diversité et communautarisme, dépolitisés par l’occultation des problèmes essentiels par des épiphénomènes de peu d’importance, conditionnés par une centralisation absurde donnant à des fonctionnaires, souvent incultes, le droit de définir ce qui est digne d’être montré de ce qui ne l’est pas, terrorisés à l’idée de sortir des ornières du « prêt-à-penser » et de ne pas se conformer à la bien-pensance érigée en système par un consensus aussi mou que mortifère… Chez nos voisins, en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas, où l’intelligence est encore révérée, les artistes contemporains ne sont pas traités comme des parias ou des profiteurs du système. C’est que, dans ces pays, le mot « intellectuel » n’est pas une insulte et que la plupart des citoyens, comme autrefois en France, aspirent à rejoindre les prétendues « élites » plutôt qu’à les dénigrer.

    Il faut le dire, les artistes plasticiens, à l’opposé de ceux du spectacle vivant, ne bénéficient pas d’un régime d’intermittence et n’ont aucun poids dans les négociations avec l’État. S’ils se mettent en grève, personne ne s’en plaindra… C’est d’ailleurs ce que m’avait confirmé, il y a deux ou trois ans, un de nos anciens ministres de la Culture plus soucieux de l’avenir des chaînes de télévision – outils de décervelage programmé de la population – que du rayonnement des arts plastiques français. Un de nos grands artistes contemporains, représenté par plusieurs galeries, en France et à l’étranger, et dont les œuvres figurent dans les collections de la quasi-totalité des musées mondiaux, me déclarait, il y a quelques années, que s’il n’avait pas eu son poste d’enseignant à l’École nationale des beaux-arts de Paris, il aurait cessé de peindre depuis longtemps. C’est bien cela le lot de ces « élites » tant fustigées et stigmatisées. Et tant mieux si certains, plus malins que les autres, arrivent à tirer leur épingle du jeu… Ils ne font de tort à personne, sauf aux jaloux et aux frustrés…

    La situation n’est pas nouvelle. Depuis près de trois siècles, l’Institution se trompe systématiquement dans le choix de ses hérauts – et héros – artistiques tout comme dans la définition de la « mode » qu’elle veut imposer. Depuis toujours, la majorité des critiques vilipendent les artistes novateurs. Ce qui a changé, c’est qu’une grande partie de ces critiques, probablement terrorisés à l’idée d’être déjugés par la postérité, fustigent désormais l’Institution… Mais la différence essentielle avec les siècles passés est que les véritables créateurs avaient autrefois leurs défenseurs, leurs Diderot, Baudelaire, Zola, Huysmans, Fénéon, Ragon, Seuphor, Ponge, Zervos… lesquels bénéficiaient de tribunes et d’un auditoire face aux ancêtres de nos démagogues étriqués, les Louis Leroy et autres Louis Vauxcelles, pour ne citer que les plus anciens. Ils manquent cruellement, de nos jours, ou, pour les quelques téméraires qui s’époumonent désespérément, n’ont pas l’écho qu’ils méritent.

    Il incombe aux critiques d’art de relever ces défis, même s’ils savent qu’ils sont condamnés à souvent crier dans le désert. Anatole France l’avait déjà relevé, en 1908, dans sa préface à L’Île des Pingouins : « On observe qu’en France, le plus souvent, les critiques musicaux sont sourds et les critiques d’art aveugles. Cela leur permet le recueillement nécessaire aux idées esthétiques. » Les pingouins auront donc toujours le mot du début et de la fin… N’est-ce pas, M. Gorce ?

Louis Doucet, octobre 2014




[1] « Chacun serait un artiste, mais méconnu en tant qu’artiste. »
[2] « Chaque homme est un artiste et l’atelier se trouve entre les hommes. »
[3] Évidemment un pseudonyme pour un de ces courageux mais pas téméraires tartarins.
[4] Daniel Buren est une des têtes de Turc de ces fastidieux gâte-papier, notamment Les deux plateaux, ses fameuses colonnes du Palais-Royal. Il se trouve que, au sein de la production parfois lassante de cet artiste, celle-ci me semble être une des réussites architecturales majeures des années 1980.


Critiquer ?
Préface de l’ouvrage Subjectiles V.
À paraître prochainement aux éditions Le Manuscrit.




Dans son Cours de linguistique générale (1916), Ferdinand de Saussure formule le principe de base selon lequel un même signifiant peut avoir plusieurs signifiés. Ce constat, essentiel pour la linguistique moderne et pour la sémiologie, a été généralisé et englobe désormais les signifiants visuels. Walter Benjamin, en 1917, dans Sur la peinture ou Signe et tache, constate que le spectateur a tendance à lire les œuvres plastiques de deux façons différentes, selon qu’elles sont verticales ou horizontales. Selon lui, elles représenteraient quelque chose, quand elles sont en format vertical, et seraient des signes symboliques, quand elles sont horizontales :

                    verticalité à figuratif à représentationnel
                    horizontalité à sémiotique àsymbolique

Cette analyse, assez bien argumentée, rompt quelque peu avec le discours traditionnel qui associe la verticalité au masculin et l’horizontalité au féminin. Elle laisse cependant le lecteur sur sa faim. Si l’on suit au pied de la lettre l’auteur de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, les portraits seraient invariablement figuratifs et les paysages ou les marines nécessairement symboliques. On voit très vite les limites de ce point de vue…

    Qu’en est-il de la lecture d’une œuvre d’art contemporaine ? Cette question est au centre de la plupart des textes rassemblés dans ce recueil.

    Comme dans les quatre volumes précédents, la polysémie de l’œuvre et la subjectivité du regard – et partant de la critique – sont mises en avant, non pas par un effet de posture ou de parti pris, mais parce que toutes les tentatives d’approche objective, comme celle de Benjamin au siècle dernier ou de Kant au XVIIIe siècle, se heurtent à d’incontournables contradictions ou sombrent dans la tautologie. L’analyse ou la critique qui se prétend objective fait tout simplement l’impasse sur le spectateur-regardeur sans qui l’activité artistique devient pur narcissisme. Et, sauf à tomber dans un totalitarisme de la pensée, qui n’est malheureusement pas le seul fait des dictatures mais envahit aussi nos démocraties occidentales, il faut bien admettre que l’observateur est incontrôlable a priori et changeant a posteriori.

    De plus, il ne faut pas l’oublier, le philosophe ou le critique est aussi un regardeur de l’œuvre. Il n’est pas au-dessus de la mêlée, extérieur au système qu’il analyserait ou décrirait avec une distante neutralité, mais partie prenante d’un ensemble de rapports relationnels complexes à trois acteurs, l’existence de chacun d’entre eux étant condition sine qua non de la création plastique : l’artiste, son œuvre et le ou les regardeurs…

    Sauf dans le cas des performances, l’artiste créateur a terminé sa tâche et rempli son rôle lorsqu’il livre le résultat de son travail aux regards du public. Il ne peut plus agir dessus. L’enfant de son esprit et de ses mains lui échappe donc au moment même où il est dévoilé, exposé, aux yeux des regardeurs. Chacun d’eux l’appréhendera avec son acquis personnel, fruit d’une fréquentation plus ou moins assidue des productions plastiques, mais aussi avec le hic et nunc de ses humeurs, préoccupations, soucis ou enthousiasmes du moment.

    Quel est donc le rôle du critique dans un système si imprévisible et mouvant ? Ce n’est, en tout cas, pas celui de promoteur d’une quelconque conscience sociale, emploi que certains de nos chroniqueurs journalistes essaient pourtant de s’approprier. C’est oublier le caractère profondément castrateur et anti-libertaire d’une telle attitude. Georges Palante, sociologue et philosophe qui mériterait que l’on redécouvre son œuvre, l’a clairement relevé : « la conscience sociale opprime souvent les consciences individuelles. »[1] ou encore « ce qui est socialement respectable est souvent sans valeur aux yeux de la raison individuelle de l’homme réfléchi. »[2]

    A contrario, une analyse qui se limiterait à une description factuelle et formelle de l’œuvre, sans impliquer le point de vue ou la sensibilité du critique, sombrerait vite dans le tautologique, sans grand intérêt et témoignant d’un mépris certain pour le spectateur, jugé incapable de comprendre par lui-même.

    Le critique à valeur ajouté est donc, ipso facto, subjectif, car ce ne peut être que de son point de vue, nécessairement personnel, qu’il aborde l’œuvre. Il ne peut ni ne doit, cependant, imposer sa lecture, au risque de devenir liberticide et/ou castrateur. Son rôle, c’est de briser la glace, de faire comprendre que l’œuvre est accessible, faite pour que chacun se l’approprie. Il doit ouvrir des chemins, suggérer des pistes, n’en refermer aucune, faire comprendre qu’il y en a une multitude d’autres, toutes aussi pertinentes que celles qu’il aborde, (dé)montrer qu’une véritable création plastique est porteuse de multiples sens qui peuvent dépasser les intentions initiales de l’artiste. Plus qu’en passeur ou en médiateur, c’est en résonateur qu’il doit se comporter, au sens littéral de ce mot : « système comprenant une ouverture de petite taille, raccordée à un volume de grandes dimensions et pouvant entrer en résonance. » Dans le cas qui nous intéresse, l’ouverture de petite taille, c’est l’œuvre. Le volume de grandes dimensions, c’est le monde.

    L’enjeu est de taille, car les arts plastiques ont une importance capitale pour le corps social, importance dont les politiciens et les gouvernants ont bien compris le potentiel subversif. Ce n’est évidemment pas pour des raisons artistiques que les régimes totalitaires ont déployé d’importants efforts pour imposer une esthétique d’État et sévèrement réprimé les artistes qui s’en écartaient. C’est que l’art en général, et les arts plastiques plus singulièrement, sont de véritables armes de destruction massive du prêt-à-penser, du conditionnement intellectuel et du conformisme érigé en norme sociale.

    Comprendre qu’un fait – en l’occurrence une œuvre plastique – peut être perçu et interprété d’une multitude de façons différentes et que chacune d’elles est pertinente, c’est battre en brèche les idées préconçues et secouer des dogmes réputés intangibles. C’est éveiller la sensibilité, puis la conscience. C’est admettre et reconnaître la richesse de la diversité culturelle et sociale. C’est rendre l’Homme maître de ses choix et l’inciter à cultiver sa différence…

    On comprend que les dirigeants de tous bords, qui préfèrent guider des troupeaux de moutons dociles que des êtres intelligents et, par conséquent, récalcitrants, prennent peur et fassent tout pour tenter de normaliser cela. Il est du devoir du critique de les en empêcher.

Louis Doucet, août 2014




[1] In Précis de sociologie.
[2] Ibidem.


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