Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 19 – avril 2014  

  ISSN 2264-0363
 

Amandine Meunier















What is a cynic? A man who knows the price of everything and the value of nothing.
Oscar Wilde [1]

En un temps où, pour le plus grand nombre de nos contemporains, conditionnés par des médias obsédés par le seul aspect spectaculaire des choses, l’art de notre temps se réduit à des questions de cote, de sommets atteints en vente aux enchères et de prix extravagants, les travaux d’Amandine Meunier font figure d’ovnis. Depuis des années, en effet, cette artiste travaille à partir de matériaux de récupération, démonétisés, dévalorisés, qu’elle détourne de leur fonction originelle pour créer des œuvres dont les qualités plastiques nous étonnent.

    Dans une série de travaux récents, elle exploite des chambres à air de roues de diables[2], qu’elle découpe et ajoure, pour produire des pièces qui prennent l’aspect de dentelles improbables tout en évoquant le voyage, les frontières, le déplacement, une forme de nomadisme… Les chutes du caoutchouc vulcanisé, clouées sur un mur blanc, dessinent des architectures, sommaires mais saisissantes, qui font référence au style plateresque et relèguent au second plan la question de l’origine des matériaux qui les composent. Seule la juxtaposition de la dépouille découpée et de ses fragments détachés permet de saisir le processus mis en œuvre. Nous sommes indubitablement, ici, en présence d’un « art d’accommoder les restes… »[3]

    …Des restes de restes, car ceux choisis par l’artiste ne sont pas anodins. Les chambres à air sont, en effet, depuis plusieurs années, démodées avec l’avènement et la généralisation du tubeless. Les matières premières de l’artiste sont donc déjà, même à l’état neuf, dès avant qu’elle s’en saisisse, des rebuts, des laissés pour compte d’une production industrielle de masse qui rend ses propres produits obsolètes au même rythme effréné qu’elle en crée de nouveaux.

    De plus, ne reculant pas devant le plus grand écart conceptuel possible, notre artiste enfonce le clou en produisant, à partir de ces mêmes matériaux à vil prix, des bijoux. Or l’on sait que, dans la hiérarchie des valeurs traditionnelles, le prix marchand d’un bijou est directement corrélé à celui de ses constituants. Dans le cas présent, l’échelle est renversée, la valeur esthétique restant seule en lice pour déterminer l’éventuelle valeur commerciale – le prix – de la parure.

    Ainsi, pour débusquer et dépiter les cyniques, tels que Wilde les caractérise, Amandine Meunier nous propose de réfléchir à un processus qui crée de la valeur esthétique en recyclant des matériaux qui n’en ont pas ou plus et dont la valeur marchande est nulle. En cela, sa réflexion et son travail s’inscrivent dans une descendance féconde, qui va d’Aristote (« Les productions de l’art ont leur valeur en elles-mêmes. »[4]) à Bachelard (« La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire. »[5]), en passant, notamment, par Nietzsche (« Tout ce qui a son prix est de peu de valeur. »[6]) ou Cocteau (« En art, toute valeur qui se prouve est vulgaire. »[7]).

    Ce qui est vrai des chambres à air l’est aussi des autres matériaux industriels que l’artiste détourne : blocs de béton démobilisés, résidus métalliques de détourage, chaussons ou ballerines, semelles, cordages de sécurité, chutes de découpe ou de gaufrage de papier… Faut-il y voir une forme de protestation contre les gâchis générés par la mécanisation de la production industrielle ? Peut-être… Plus sûrement une volonté de revalorisation, de remonétisation, de rédemption des déchets de processus complètement déshumanisés. Mutatis mutandi, il faut aussi y discerner un cri de révolte contre les conséquences irréversibles du processus de création de la richesse dans nos sociétés post-industrielles, y lire une accusation contre ce qui produit, de facto, l’exclusion, la marginalisation, le rejet, la ghettoïsation, la paupérisation économique, morale et intellectuelle…

    À ce modèle mortifère, Amandine Meunier oppose une vision qui abolit les frontières, les limites, les délimitations rationnelles ou arbitraires. Elle prône une forme de nomadisme qui renverse les hiérarchies qualitatives établies, plaçant la valeur devant le prix, la perméabilité devant le renfermement autarcique, l’instabilité et la mouvance du voyage ou de la migration devant les certitudes de la sédentarisation et de l’enracinement dans des convictions trop consensuelles.

    Cette utopie[8], Amandine Meunier la matérialise en désindustrialisant les matériaux sur lesquels elle jette son dévolu. Son travail vise à y introduire des imperfections manuelles, traces d’une activité humaine qui ré-humanise ce qui a été déshumanisé avant d’être abandonné. Ce faisant, elle rétablit, à sa manière, l’ancienne indifférenciation entre les notions d’art et d’artisanat, rendant de nouveau semi-perméable la paroi entre ces deux mondes[9]. Je sais que qualifier d’artisanat une production artistique est, de nos jours, considéré comme une forme de dénigrement. Il n’en est rien dans chez Amandine Meunier, puisque ce n’est que sa démarche que l’on peut mettre en parallèle avec celle de l’artisan. Le résultat n’a, bien entendu, rien à voir avec les artefacts qui relèvent de cette pratique à vocation mercantile. Bien au contraire, une bonne partie de l’intérêt de ses travaux réside dans cet entre-deux, dans cet état de déséquilibre et d’incertitude, où les imperfections voulues disqualifient la production systématique pour réhabiliter une forme de richesse formelle qui doit tout à l’humain. Il est donc encore ici question de frontière, de limite entre deux univers… Décidément, Amandine Meunier n’est pas proche d’abandonner son statut d’éternelle nomade.

Louis Doucet, décembre 2013




[1] Qu’est ce qu’un cynique ? Un homme qui connaît le prix de tout et la valeur de rien, in Lady Windermere’s Fan.
[2] Non pas des êtres qui peuplent les sphères du mal, mais des éfourceaux ou cabrouets, ces petits chariots à deux roues qui servent dans la manutention de charges trop lourdes pour être déplacées manuellement.
[3] En écrivant ces mots, je me rends compte que Christian Lefèvre, dans son admirable installation L’art d’accommoder les restes, recourt aussi à du caoutchouc de récupération…
[4] In Éthique à Nicomaque.
[5] In L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement.
[6] In Also sprach Zarathustra. Ein Buch für Alle und Keinen.
[7] In Le rappel à l’ordre.
[8] Dans le sens originel que Thomas More donne à ce mot : ού-τοποςnon-endroit mais aussi eutopiabon endroit.
[9] Faut-il rappeler que, depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen-Âge, un seul et unique terme désignait l’artiste et l’artisan.

Laura Zimmermann – Violence et séduction









Kidz





La violence ordinaire





N’oublie pas de rentrer


Ce qu’on appelle violence, ce n’est rien.
La séduction est la véritable violence.
Gotthold Ephraim Lessing[1]

Laura Zimmermann, jeune artiste née en 1986, pratique une peinture sans concession. Ses compositions font appel à des éléments banals de l’iconographie populaire de notre époque, qu’elle traite dans un geste nerveux et rapide, feignant une facture maladroite, vite faite, bâclée, à l’instar du street art. Elle dévoie et exalte ainsi des images insignifiantes en leur conférant une dimension universelle, inspiratrice, selon les séries, d’angoisse et de malaise, de tendresse et d’empathie. Jeu incessant de violence et de séduction… Elle peut en effet représenter des enfants jouant avec des armes de guerre (série La violence ordinaire), des bambins souriants, dans des attitudes plus conventionnelles (série The Kidz) ou des vacanciers prenant la pose pour une photographie-souvenir (série N’oublie pas de rentrer).

    L’artiste peint ses toiles à même le sol, attaquant leur surface avec des gestes qui s’apparentent à une agression du support. On y devine une lointaine filiation avec les drippings de Pollock et l’action painting, mais revisitée à la lumière du pop-art. L’énergie déployée y est offensive, vibrionnante, saturante, électrifiante, mouvante, insaisissable… Les cadrages, comme découpés à la hache, sectionnent des tranches de réalité apparemment arbitraires sur des fonds unis et saturés. Les taches de couleurs vives se côtoient en plages uniformes, simulant les effets que l’on peut obtenir en solarisant ou postérisant une image photographique avec les outils informatiques désormais accessibles à tout le monde. La peau des personnages devient peau de la peinture[2] et vice-versa. La flaque colorée, presque encore fluide, devient corps, figure, fond… Saturation et incomplétude… Résolution et indéfinition… Ambiguïté et ambivalence sont perma­nentes…

    Le traitement de la perspective, photographiquement rigoureuse mais privilégiant les effets de plongée ou de contre-plongée, génère des distorsions graphiques qui hyper­trophient une partie du corps – souvent les mains – au détriment des autres. Les personnages semblent s’agripper à la bordure du tableau ou percer sa surface pour s’en extraire et venir contaminer le monde prétendument réel. À moins qu’il ne s’agisse d’une tentative de saisir le spectateur pour l’entraîner à l’intérieur de la peinture. Ou bien encore de le transformer en plages colorées abandonnées aux gestes impétueux et au bon vouloir de l’artiste. Invasion ou immersion, expulsion ou aspiration ? Vertige, dans les deux cas…

    La brutale sauvagerie de l’exécution révèle ou accentue la violence latente, sous-jacente, mêlée de fragilité, des sujets. Les personnages nous interpellent, nous prennent à partie, nous provoquent en nous fixant d’un regard apostrophant, parfois souligné par un geste tout aussi suggestif. Les scènes les plus anodines peuvent tourner au drame et l’on cherche, désespérément le détail rassurant qui permettrait de dissiper l’incertitude, de faire taire l’angoisse, qu’elle se résolve en cata­strophe ou en bonheur. En vain… Ne serait-on pas proche, ici, de l’inquiétante étrangeté[3] freudienne ? Ou, du moins, de sa formulation initiale par Jentsch[4] : le doute suscité par un objet apparemment animé dont on se demande s’il s’agit réellement d’un être vivant ou par un objet inanimé dont on se demande s’il ne pourrait pas s’animer.

    Même lorsqu’elle aborde, dans la série The Kidz, la thématique de jeunes enfants dans des attitudes qui n’ont rien d’agressif, Laura Zimmermann maintient une forme de sourde angoisse. La suppression de tout contexte pouvant diriger l’imagination vers une histoire univoque, la distanciation voulue des cadrages et des mises en page, l’arbitraire des couleurs criardes coulant en plages fluides mais aux limites précises, l’insistance des regards… tout contribue à susciter une forme d’appréhension persistante dès que l’on s’attache à pénétrer au-delà de la première vision superficielle de la toile. Revient alors à l’esprit la mise en garde de Reverdy : « Quand tu rencontres la douceur, sois prudent, n’en abuse pas, prends garde de ne pas démasquer la violence. »[5] Le malheur est proche, mais on ne sait ni d’où ni comment il va survenir. Le spectateur est laissé libre de projeter ses propres frayeurs, ses fantasmes et tout ce qui prend racine dans sa propre enfance.

    A contrario et contre toute attente, la série La violence ordinaire, dans laquelle des enfants jouent avec des armes à feu nous semble moins angoissante. La violence y est présentée sans fard, mais dans des postures et des mises en scène qui incitent le regardeur à envisager l’hypothèse d’un jeu[6]. Que penser, en effet, de cette toile figurant un enfant de sept ou huit ans avec le canon d’un pistolet dans la bouche, comme s’il était prêt à se suicider ? Les armes sont-elles réelles ou factices ? Sommes-nous dans le monde des enfants-soldats ou dans la sphère d’un jeu malsain ? Ne serions-nous pas en face d’une illustration du propos de Nietzsche : « Chaque homme cache en lui un enfant qui veut jouer. »[7] ? Laura Zimmermann n’y va pas de main morte et, cependant, sa proposition, aussi directe et cinglante soit-elle, nous rappelle le propos de l’auteur du Gai Savoir. Quand l’enfant joue, il est tout à ce qu’il fait, sérieux, concentré, présent au présent. Nul ne peut l’en distraire. L’artiste, comme Nietzsche, nous inciterait à cesser de nous repaître de nostalgies, d’utopies, de souvenirs, d’idéaux pour nous immerger dans le hic et nunc, pour vivre dans notre temps en toute conscience, au mode présent.

    Ainsi, de façon paradoxale, la violence apparente du propos de certaines œuvres de Laura Zimmermann serait source d’apaisement tandis que les propos extérieurement calmes d’autres peintures seraient générateurs d’angoisses existentielles. Francis Bacon – le philosophe, pas le peintre – écrivait : « Celui qui rend violence pour violence ne viole que la loi, et non l’homme. »[8] Notre artiste se place dans l’ombre de ce propos. Elle nappe la violence de douceur et suggère la violence sous des aspects anodins. Tel est le cas de sa série N’oublie pas de rentrer dans laquelle des personnages, visiblement désœuvrés dans un environnement sans intérêt particulier, prennent la pose pour une photographie. L’absence de sujet, le vide narratif incitent le spectateur à rechercher la faille, le détail expressif qui fournira une clé de lecture. Il en trouvera probablement une multitude, certaines débouchant sur des impasses, d’autres permettant d’échafauder les hypothèses les plus folles. Il imaginera des lendemains de fête se muant en cauchemars, des catastrophes latentes, des crimes ignominieux tout juste perpétrés, des secrets inavouables, des joies superficielles dissimulant mal une profonde détresse… Sans en avoir l’air, avec des moyens d’une extrême simplicité, Laura Zimmermann se livre ainsi à un travail de sape de nos certitudes trop bien établies, d’une rationalité tranquillisante, du statut même des images souvent insignifiantes dans nos sociétés qui en regorgent… Écho simultané des propos de Bachelard (« Nous sommes dans un siècle de l’image. Pour le bien comme pour le mal, nous subissons plus que jamais l’action de l’image. »[9]) et de Goethe (« Qu’est-ce que la poésie ? Une pensée dans une image. »[10]) ?

Louis Doucet, janvier 2014




[1] In Emilia Galotti.
[2] Une peau de peinture acrylique sortant du pot, dont elle conserve encore la fluidité.
[3] Inquiétante familiarité traduirait mieux le Unheimliche allemand.
[4] In Zur Psychologie des Unheimlichen.
[5] In En vrac.
[6] On pense au propos de Bourdieu : « L’image du jeu est sans doute la moins mauvaise pour évoquer les choses sociales. » in Terrain, mars 1985.
[7] In Le Gai Savoir.
[8] In De dignitate et augmentis scientiarum.
[9] In La Terre et les rêveries de la volonté.
[10] In Maximes et réflexions.

Quelques acquisitions récentes




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Regard

Six expositions dans six lieux de la Communauté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines.

Une balade en bus, gratuite, est prévue le samedi 17 mai pour visiter ces expositions.
Informations pratiques en cliquant ici.
Réservation obligatoire par mail et informations sur le site Internet de l’agglomération ou à l’Office du Tourisme par téléphone (01 39 30 42 10) à partir de février.

Mythes en abîme
Commanderie des Templiers de la Villedieu
      CD 58 – Route de Dampierre – 78990 ÉLANCOURT
      du 11 décembre 2013 au 23 mars 2014


Du mot à l’image au mot
Maison de la Poésie
      10 place Bérégovoy – 78280 GUYANCOURT
      du 5 février au 28 mars 2014


Regards sur la jeune abstraction contemporaine
Galerie Le Corbusier
      30 bis rue Anatole-France – 78190 TRAPPES-EN-YVELINES
      du 12 mars au 9 avril 2014


Regards croisés – Max Lanci x Christian Lefèvre
La ferme du Mousseau
      23 route du Mesnil – 78990 ÉLANCOURT
      du 21 mars au 13 avril 2014


Daniel Pincham-Phipps – Les mutations du regard
Mezzanine de l’Hôtel de Ville
      14 rue Ambroise-Croizat – 78280 GUYANCOURT
      du 9 avril au 24 mai 2014


Détournement et recyclage
Maison des Bonheur
      2 rue Ernest-Chausson – Le Village – 78114 MAGNY-LES-HAMEAUX
      du 29 avril au 21 mai 2014


Olivier Michel
      Exposition personnelle
      du 12 avril au 29 juin 2014
      Galerie Réjane Louin
      19 rue de l’Église – 29241 LOCQUIREC


Figure(s) & paysage(s)
Avec Élise Beaucousin (dessin), Daniel Challe (photographie), Katerina Christidi (dessin), Jonas Delhaye (photographie), Isabel Duperray (peinture), Marcel Dupertuis (sculpture), Marine Joatton (dessin, peinture), Angélique Lecaille (dessin, sculpture), Illés Sarkantyu (photographie, vidéo)
      du 2 mars au 25 mai 2014
      Domaine de Kerguéhennec – 56500 BIGNAN


L’Art dans les chapelles
Artistes invités – Élodie Boutry / Leïla Brett / Anne Deguelle / Christelle Familiari / Isabelle Ferreira / Matthieu Husser / Denis Laget / Stephen Maas / Aurélien Maillard / Pierre Petit / Matthieu Pilaud / Anne Rochette / Sylvie Ruaulx / Édouard Sautai / Veronique Verstraete / Emmanuelle Villard et une œuvre de la collection du FRAC-Bretagne.
      du 4 juillet au 21 septembre 2014
      inauguration en présence des artistes de la programmation les 4, 5 et 6 juillet 2014
      point d’accueil et de départ des circuits : lieudit Saint-Nicodème – 56930 PLUMÉLIAU


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