Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
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N° 2 – novembre 2012  

  ISSN 2264-0363
 

Les dessins de Pascal Pesez















Cet été, Pascal Pesez a quitté son atelier d’Artres, sur la Rhônelle, tout près de Valenciennes, pour s’installer à Bagnolet, dans celui mis à sa disposition par une amie artiste coréenne, retournée dans son pays pour le temps d’une résidence. Dans cette mise au vert à rebours, l’artiste n’a pas voulu s’encombrer de son matériel de peintre, de toiles, de châssis, de pinceaux et de couleurs. Il n’est parti qu’avec des rouleaux de papier, des crayons, fusains, pastels… pour une cure intensive de dessin. Il en revient avec plus d’une centaine de feuilles, de toutes dimensions, qui marquent un tournant décisif dans sa production picturale.

    Le dessin est pourtant un mode d’expression familier chez Pascal Pesez. Il le pratique régulièrement et nous a livré des pages qui forcent l’admiration. Ce qui est paradoxal, cependant, c’est que le déplacement de la campagne vers la mégalopole s’est traduit, chez lui, par une exacerbation du paysage. Nostalgie ? Probablement pas… Plus certainement le résultat d’une salutaire distanciation, d’une abstractisation du processus pour mieux le traduire sur le papier.

    Ce qui frappe, avant toute chose, c’est l’entrée en fanfare de la couleur, dans le trait, mais aussi dans de furtives plages, réalisées avec du pastel soluble. Le trait nerveux, obsessionnel, porté par la main gauche, se déploie maintenant en noir, en bleu, en rouge… dans des entrelacs, des enchevêtrements, qui pourraient faire penser, chez un observateur distrait ou superficiel, à la pratique d’un Gilgian Gelzer. Les tracés peuvent se dissoudre dans le vide ou dans de légers aplats, dans de discrètes aires colorées, dont le statut demeure indécis, oscillant entre masquage de repentirs et zone de condensation d’énergies.

    Tous les dessins produits à Bagnolet se développent à l’horizontale, à l’italienne, dans le jargon des imprimeurs, ou en orientation paysage, pour les informaticiens. Les motifs sont, le plus souvent, concentrés au milieu de la feuille, laissant de grandes marges blanches qui confèrent à la composition la préciosité d’un objet de cabinet de curiosité, à l’instar de certains des trop peu connus paysages ou natures mortes de Martial Raysse. La lecture de ces dessins en tant que paysages est fortement induite par le recours quasi systématique à une droite horizontale médiane, qui, en première lecture, ne peut être interprétée autrement que comme une ligne d’horizon.

    Les certitudes s’arrêtent bien vite, dès lors qu’il faut tenter de préciser de quel horizon il peut s’agir. Dans certains dessins, le spectateur associera très rapidement cette ligne à un axe d’une sorte de fausse symétrie, séparant une image de son reflet. Est-ce la mer, la surface d’un étang, une réminiscence de la baie de Somme ou des marais en amont ? Le doute s’instille. Il ne s’agit, peut-être, après tout, que d’un axe d’équilibre de la composition, bien plus que du rendu d’une observation sur le motif. Et, si motif il y a, de quoi s’agit-il donc : montagne ou mer, falaises ou buissons, océan ou mare aux canards ? L’échelle nous manque et les points de repère fuient dès que l’on croit les avoir saisis. Ce petit trait noir, vertical, est évidemment une cheminée industrielle, d’où sort d’ailleurs une très réaliste fumée… Mais en est-on si sûr ? Comment imaginer un site industriel au cœur d’un bosquet qui pourrait tenir dans un modeste jardin ?

    Même si le mot a été dénigré, dévalorisé par une pensée scientifique trop souvent stérilisante, Pascal Pesez n’est pas un peintre objectif. Il est essentiellement subjectif. Chez lui, la priorité est donnée au sujet qui regarde, au spectateur, plus qu’à l’objet représenté, en supposant qu’il ait jamais existé. C’est dans le cerveau du regardeur que le processus de questionnement s’élabore pour dynamiter les idées préconçues, les impressions hâtives, les conclusions abusives. Et si l’objet représenté n’est en rien figuratif, n’est, après tout, qu’une cosa mentale[1], Pascal Pesez nous propose, dans ses nouveaux dessins, un affriolant et pacifique exercice de confrontation de deux conceptions mentales de l’univers : la sienne et celle du spectateur… Il s’agit bien d’un subjectivisme mais qui se situe ici aux antipodes de la définition kantienne du beau : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept. »[2]

    Pascal Pesez prend un réel plaisir à brouiller les pistes. Si c’est bien la nature qu’il figure, il subsiste une interrogation profonde sur la réalité de cette nature. Est-elle natura naturata, réalisée, parachevée, saisissable et achevée ? Ou bien est-elle natura naturans, autosuffisante, en perpétuelle action, simultanément sa propre cause et sa propre finalité ? Pour paraphraser Spinoza, l’artiste est-il donc démiurge agissant, aux commandes, ou marionnette soumise à un processus qui le dépasse ?

    Un signe apparaît de manière récurrente, quasi obsessionnelle, dans la plupart des dessins de Pascal Pesez. C’est une sorte de V déhanché, ce que les Anglo-saxons appellent un tick – ✔ –, une façon, pour eux, de marquer leur approbation, de donner leur accord, de dire yes : tick the box[3]. Ce motif peut occuper la place prépondérante dans le dessin ou être relégué dans un détail, isolé ou multiplié. Placé dans un paysage, cette forme peut évoquer une anfractuosité, une faille, un clivage, une vallée fluviale – les vallées glaciaires sont en U, apprend-on à l’école –, une brèche dans un taillis, une clairière sur une ligne de frondaisons, un passage entre deux rochers, la brisure de pierres gélives, une mouette en vol… Ce pourrait être aussi la marque de la collision de deux particules dans une chambre à bulles, la trace d’une improbable galaxie saisie par un puissant télescope… Rien, en tout cas, qui puisse nous mettre sur la piste de l’échelle de ce qui est donné à voir, rien pour nous aider à deviner si nous sommes dans la nature, dans l’infiniment petit ou dans le macrocosme.

    Si l’on oublie la nature, ce ✔, c’est aussi le motif que dessinent les jambes du héros se noyant dans l’indifférence générale, dans La Chute d’Icare[4] de Pieter Bruegel l’Ancien. Il est aussi fréquent dans les figurations de l’épisode de la chute des anges rebelles, qu’il soit formé par les jambes ou par les bras des démons en chute libre. Il est aussi devenu le signe formé par les bras du Christ en croix, quand l’image du Crucifié est passée, progressivement, d’une forme médiévale en T à une structure en Y. Goya, dans son Tres de Mayo[5], donne aux bras du fusillé du premier plan, celui à la chemise d’un blanc éclatant, ce même aspect. Ainsi, bien qu’évasé, en forme de réceptacle, de vase, ce ✔ suggère aussi la chute, un monde sens dessus dessous. S’il fallait encore s’en convaincre, il suffirait de le retourner, ce qui donnerait le rén – chinois, l’idéogramme signifiant homme. Pascal Pesez figure donc un homme renversé, un homme qui chute.

    D’autres, liront, de façon limpide, dans ce V tanguant, la figuration d’une toison pubienne, d’un utérus ou d’une petite culotte séchant sur une corde à linge… Et bien d’autres choses encore… Riche polysémie qui n’existe que par le don de l’artiste – don reçu, inné ou cultivé, mais aussi l’acte de donner à voir, de montrer –, qui révèle autant du créateur que du regardeur.

    Pascal Pesez ne sortira sûrement pas indemne de cette expérience. La question qui nous démange, c’est de savoir comment, à son retour à Artres et à la pratique de la peinture, cette expérience unique va influencer ses toiles. Car, c’est une certitude, l’artiste vient de franchir un passage charnière, de traverser avec succès les épreuves d’une manière de rite initiatique qui vont nécessairement infléchir sa trajectoire plastique… À suivre… Avec impatience…

Louis Doucet, octobre 2012



[1] Léonard de Vinci : « La pittura e cosa mentale », cité in Giacomo Langlois, Trattato della pittura di Lionardo da Vinci, Paris, 1651.
[2] In Kritik der Urteilskraft.
[3] Cochez la case, dirait-on en français.
[4] Deux exemplaires sont parvenus jusqu’à nous, l’un au musée van Buuren, l’autre au Musée Royal des Beaux-Arts de Belgique, tous deux à Bruxelles. Dans ce tableau, des oiseaux en vol, dans le lointain, affectent la même forme.
[5] Conservé au Musée du Prado à Madrid.

Élodie Boutry













Élodie Boutry questionne et met en scène les relations entre peinture et espace, que ces espaces soient prédéterminés ou créés pour la circonstance. Son travail est « sous contraintes » : contraintes subies de l’architecture du lieu d’exposition ou contraintes auto-imposées dans le choix des couleurs, le plus souvent réduites à une stricte bichromie, ou dans la succession des rythmes et de leurs syncopes.

    Quand elle intervient in situ, Élodie Boutry peint à l’acrylique, à même les parois, exploitant leurs irrégularités, leurs angles, niches, moulures, ouvertures, renfoncements et décrochements, pour générer de saisissants effets d’optique géo­métriques. Sa facture est volontairement neutre, sommaire, impersonnelle et distanciée, pour ne pas surcharger ou dévoyer le propos. Elle veut une lecture directe, sans affects ni effets superflus, de son entreprise de déstabilisation visuelle. La surprise est totale et ne doit rien aux ficelles du bel mestiere, à la facture.

    Les propositions d’Élodie Boutry subvertissent le processus de la vision en provoquant la confusion entre le contenant et le contenu de la peinture, entre le sujet et le subjectile. Son travail, au caractère intrusif, invasif, presque viral, va bien au-delà de l’appropriation d’une architecture préexistante. Elle se l’approprie, la phagocyte, met en évidence les détails ou les particularités habituellement invisibles ou négligés, pour recréer un nouvel espace qui est tout aussi physique que mental.

    Dans une nouvelle étape de ses travaux in situ, les formes murales simples et plates – rayures, cercles, points, grilles… – ont acquis une troisième dimension, devenant des excroissances qui perturbent et altèrent la vision de la surface du mur. Ambiguïté et incertitude perdurent, même après une longue observation : quelles sont les formes originelles et quelles sont celles ajoutées par l’artiste ? Où commence et s’arrête la surface picturale ? Quand le volume se fait-il surface, la surface volume ? Comment la peinture devient-elle architecture et l’architecture peinture ?

    Plus récemment encore, Élodie Boutry a créé des œuvres qui s’affranchissent d’espaces préexistants, générant des architectures indépendantes, à dimension humaine. Tout se passe comme si les excroissances avaient pris leur indépendance, s’étaient détachées du mur pour devenir autonomes, auto-suffisantes. À la contrainte de l’architecture préexistante se substitue celle d’un rigoureux processus de genèse des formes, qui s’inspire de ceux de la biologie. L’intérieur est devenu extérieur, mais légèreté et efficacité restent de rigueur.

    Dans tous les cas, le travail d’Élodie Boutry est éminemment musical, en ce qu’il est avant tout rythme, traduisant en ruptures picturales les syncopes musicales. On peut y lire des contrepoints, des modulations, des passages du majeur ou mineur, des tutti et des solos, des strettes et des développements, des thèmes initiaux qui restent présents à travers leurs innombrables variations et resurgissent au moment où l’on s’y attend le moins…

    Avril 2011
extrait de SubjectilesIII

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Subjectiles III
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Ce troisième volume de Subjectiles diffère des précédents.
Au-delà des textes monographiques consacrés à de jeunes artistes, on y trouvera quatre relectures ou commentaires de chefs-d’œuvre du passé, des considérations sur la thématique de l’inéluctable émergence du dessin et de la peinture numériques et des prises de position sur le triste sort que la société française réserve à la création contemporaine et à ses acteurs.

Les véritables créateurs sont, aujourd’hui, tenaillés entre une mode institutionnelle qui promeut des productions dont l’Histoire ne retiendra rien et une réaction conformiste, rétrograde, qui tente de faire resurgir des modèles éculés. Étouffer l’art de notre temps, ce n’est pas seulement prendre le risque de passer pour des imbéciles aux yeux des générations futures, mais c’est surtout rater une immense opportunité de promotion de la diversité intellectuelle. C’est manquer une chance unique pour notre société en quête de valeurs, de plus de sens, de plus de cohérence.

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