Livre




Bernadette Delrieu – Plis et replis
Texte pour un livre de l’artiste.





















Gilles Deleuze, présentant la philosophie de Leibniz, s’appuie sur un parallčle qui fait du pli un critčre pour le baroque.[1] Pour lui, « les plis du vętement prennent autonomie, ampleur, et ce n’est pas par simple souci de décoration, c’est pour exprimer l’intensité d’une force spirituelle qui s’exerce sur le corps, soit pour le renverser, soit pour le redresser ou l’élever, mais toujours le retourner et en mouler l’intérieur. »[2] Quand j’ai découvert la série de peintures et de dessins Plis et replis de Bernadette Delrieu, je n’ai pu m’empęcher de faire le rapprochement avec ce propos datant de 1988.

     Ŕ l’opposé de plasticiens qui, ŕ l’instar de Simon Hantaď, font du pliage une méthode de production de leurs œuvres, Bernadette Delrieu n’utilise pas le pli comme moyen technique mais comme un donné, élément préexistant, point de départ ŕ ses travaux qui labourent des terrains dans lesquels les notions de figuration et d’abstraction, d’intimité et de distance, d’intérieur et d’extérieur, d’exiguďté et d’immensité, de personnel et d’universel, d’enfermement et de liberté, d’ombre et de lumičre, de liberté et de confinement… sont singuličrement subverties.

     Comment l’artiste procčde-t-elle ?

     Avec son téléphone portable, positionné au plus prčs de sa personne, elle prend des clichés de fragments des vętements qu’elle porte sur la partie basse de son corps. Ces images servent ensuite de modčles pour des peintures ou des dessins. Cette démarche réactualise, avec la technologie de notre époque, l’antique procédé de l’empreinte en introduisant, cependant, une phase de distanciation, ŕ l’initiative de l’artiste. Il s’y joue une opposition dialectique entre caché et révélé, entre pudeur et exhibition. Une sorte de partie de cache-cache…ou de cache-sexe-cache-sexe, dans laquelle le sexe est plus prétexte qu’objet…

     L’origine des images n’est pas toujours immédiatement discernable dans les peintures et les dessins résultants. Si elle peut ętre manifeste dans certains, elle ne se révčle qu’au prix d’une longue observation, dans d’autres. Mais, que l’évidence s’impose ou requiert un effort, une érotique-voilée – pour utiliser la fulgurante expression d’André Breton[3] – s’impose inexorablement, de façon patente ou latente, que l’observateur le veuille ou non, ŕ son corps défendant.

     On pourrait ainsi parler d’épiphanie, au sens étymologique de ce mot – manifestation d’une réalité cachée – et plus particuličrement dans le sens que Jacques Maritain lui donne : « L’action est une épiphanie de l’ętre ».[4] Le vętement, censé dissimuler ou ętre dissimulé, intime, proche du corps, collant ŕ la peau, est d’abord manifesté, puis son paraître ou son apparence se fait apparition, révélation. Épiphanie tant du corps sublimé que du concept de peinture… Y contribue fortement la volupté gourmande avec laquelle l’artiste rend les textures des tissus, leurs couleurs, leurs plis et replis, sa façon de nous donner une vision sensuelle d’un invisible fantasmé. « Tout ce qui se manifeste est vision de l’invisible »[5] déclarait déjŕ Anaxagore. Nous sommes bien ici dans le męme registre.

     La question de l’échelle interpelle aussi le spectateur. Si les peintures et dessins restent de dimensions modestes, ŕ l’aune des images qui leur ont donné naissance, certains finissent par prendre l’aspect de fragments de vastes paysages, plats ou vallonnés, toujours improbables, couverts de cultures ou de végétations insoupçonnées. C’est que Bernadette Delrieu est paysagiste et ce tropisme finit toujours par émerger dans ses compositions, aussi éloignées soient-elles de la Nature dans leur intention initiale… Chassez le naturel… Les textiles de la série Plis et replis servent ainsi de voile ou de rideau de scčne – on pourrait dire de prétexte ou d’alibi – pour révéler un paysage, tout comme Mallarmé le devinait dans la pierre veuve se dégageant des brumes de la ville de Bruges :

     Ŕ des heures et sans que tel souffle l’émeuve
     Toute la vétusté presque couleur encens
     Comme furtive d’elle et visible je sens
     Que se dévęt pli selon pli la pierre veuve
[6]

Pli selon pli… Ce pourrait ętre un titre alternatif ŕ cette série…

Louis Doucet, mars 2020



[1] In Le Pli Leibniz et le Baroque, 1988.
[2] Ibidem.
[3] « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. », in L’amour fou, 1937.
[4] In Humanisme intégral, 1936.
[5] In Textes, 500-428, avant J.-C.
[6] Remémoration d’amis belges, 1893.